« La célébration du bicentenaire de la Révolution française survient alors que l'idée révolutionnaire semble en crise. Celle-ci apparaît en effet, à la fin des années , comme l'archétype du « grand récit » dont l'épuisement est diagnostiqué par les tenants de la postmodernité. Sa préparation, lancée dans la foulée de la victoire de la gauche en , est entravée par la cohabitation[1] », qui met en scène une majorité parlementaire de droite et un président de la République socialiste, le Bicentenaire apparaissant comme l'héritage de la République laïque et, à ce titre, réaffirmant le clivage gauche/droite pour qui la Révolution française représente un instrument d'affrontement mémoriel(en)[note 2].
En , lors de la cohabitation, le gouvernement crée une Mission de commémoration du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen[a]. Elle est présidée par Michel Baroin[b] jusqu'à sa mort en , puis par Edgar Faure[c] jusqu'à sa mort en , puis par Jean-Noël Jeanneney[d].
Puis entre et , sous le deuxième gouvernement Rocard, le ministère de la Culture et de la Communication est rebaptisé ministère de la Culture, de la Communication, des Grands travaux et du Bicentenaire[e]. C'est en effet à lui que revient la charge d'« assurer la cohérence de l'action gouvernementale pour l'organisation du bicentenaire de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen »[f], avec l'aide de la mission gouvernementale.
Dès le , pour anticiper l'afflux de spectateurs venant assister aux célébrations, d'importantes sections de la capitale sont fermées aux véhicules, et réservées aux piétons[7].
Principaux événements
Le bicentenaire de la Révolution est célébré par une série de cérémonies, de manifestations, d'expositions, de conférences, de défilés et de spectacles.
À Paris, comme chaque année depuis , une parade militaire défile le sur les Champs-Élysées ; 300 blindées, ainsi que 5 000 hommes à pieds sont mobilisés. Les Alpha Jet de la patrouille de France lâchent leurs fumigènes aux couleurs du drapeau français dès leur survol de l'Arche de la Défense, jusqu'à la place de la Concorde. Pour la première fois, des hélicoptères de la force d'action rapide, au nombre de 120, survolent le ciel parisien.
Plus importante qu'à l'ordinaire, cette célébration populaire connaît un regain d'intérêt pour le bicentenaire de la Révolution, puisque près de 800 000 spectateurs assistent au défilé parisien, franchissant un record d'affluence historique. Le public vient du monde entier ; un journaliste d'Antenne 2 constate la présence d'Argentins, de Japonais, ou encore de Danois. Malgré l'afflux de visiteurs supérieur à la normale, aucun incident majeur n'est à déclarer — si ce n'est quelques débordements de foules au-delà des espaces qui lui sont réservés.
Des dissidents chinois exfiltrés après les manifestations de la place Tian'anmen, dans le cadre de l'opération Yellow Bird, dont Cai Chongguo, Wuer Kaixi, Yan Jiaqi et Wan Runnan(en), sont accueillis, à l'initiative de Jack Lang, dans une tribune autour de la place de la Concorde pour le défilé. On leur cède les sièges prévus pour les officiels chinois, mais ni François Mitterrand, ni aucun ministre ne s'affiche à leur côté[8]. Ainsi, Wuer Kaixi, un des leaders étudiants des manifestations de la place Tian'anmen, explique : « Le jour du défilé, le , j'étais place de la Concorde, dans la loge officielle réservée à la Chine. Le gouvernement chinois n'avait pas envoyé de délégation, et ce sont donc quelques-uns des rescapés du massacre de TianAnMen qui ont donc, ce jour-là, représenté la Chine ». Par ailleurs des étudiants chinois en France étaient en début de cortège, le front ceint d'un tissu blanc en signe de deuil[9],[10].
33 chefs d'État et de gouvernement étrangers, invités par François Mitterrand, alors président de la République française, assistent au défilé. La tribune officielle entière s'est levée au passage de la Légion étrangère pour la saluer.
Parade de « La Marseillaise »
Sur les Champs-Élysées une immense parade sobrement intitulée La Marseillaise (ou Opéra Goude), d'une durée de trois heures, est organisée pour la soirée du 14 Juillet, création de Jean-Paul Goude, et direction musicale de Wally Badarou. Ce défilé, d'envergure internationale, est suivi par un million de spectateurs massés le long de l'avenue, et 800 millions de téléspectateurs à travers le monde.
6 000 artistes et figurants mettent en scène 12 tableaux vivants qui présentent chaque « tribu planétaire », symbolisée par leurs stéréotypes : les Africains nus avec des tam-tams, les Anglais sous la pluie, les Soviétiques sous la neige[11]. Un autre tableau représente des étudiants chinois, vélos à la main, entourant un tambour géant, en hommage aux manifestations de la place Tian'anmen, qui ont eu lieu au début de la même année, se soldant par une répression sanglante de la part des autorités[9]. D'autres tableaux, moins politiques, mettent en scène des valseuses géantes drapées de robes noires portant dans leurs bras des enfants du monde entier, un autre honorant les régions au travers de leurs chants et leurs orchestres. Un régiment de 150 Écossais et Irlandais, suivis de celui soviétique enneigé par des camions citernes, descend l'avenue. Enfin, dans un registre fantastique, une gigantesque locomotive défile sur les pavés parisiens, en hommage au film La Bête humaine () de Jean Renoir[12].
À cette célébration sont conviés plusieurs chefs d'État et de gouvernement à l'occasion du sommet de l'arche, une réunion du G7 organisé à Paris du au [14], notamment Margaret Thatcher, George Bush et Helmut Kohl.
Cérémonie à l'occasion de transfert de cendres au Panthéon
La cérémonie de transfert de cendres de ces trois personnalités a lieu en présence de François Mitterrand, président de la République française, le mardi .
Cette même veille de , près de 36 000 bals populaires sont organisés à travers la France[20].
De très nombreuses communes, écoles et organismes publics ou privés divers ont organisé des manifestations culturelles à l'occasion de cette commémoration hors normes, qui fut souvent à l'origine de témoignages permanents et originaux : illuminations, créations artistiques, spectacles, constructions, etc.
Au Tréport, en Normandie, le peintre Bernard Romain recouvre la plus haute falaise calcaire d'Europe d'un immense filet aux couleurs du drapeau français en utilisant comme support le blanc naturel de la falaise[21].
À Rouen, dès le , vingt des plus grands voiliers du monde issus de 17 marines étrangères, sont exposés au grand public lors des Voiles de la liberté[7] (ce qui lancera l'Armada de Rouen).
Le le ministère de la Culture, la Mission du bicentenaire, et le ministère de la Défense organisent le spectacle « Naissance d'une Nation » sur le site de la bataille de Valmy. L'évènement a lieu en la présence du président de la République et de nombreux ministres, il est uniquement accessible sur invitation mais la visite guidée des installations artistiques sur le site seront visibles par le public jusqu'au . Les visiteurs sont guidés tantôt sur des charrettes à bœufs, tantôt à pied au travers d'évocations de la bataille par des artistes. Le moulin étant immobile, une grande roue « qui tourne comme une Révolution » a été édifiée par Jean-Luc Vilmouth, la promenade passe aussi dans des casemates disposées par Sarkis, monte le long de la statue de Kellermann et traverse un labyrinthe imaginé par Daniel Buren[22],[23].
Le bicentenaire de la Révolution est également célébré un peu partout aux États-Unis de à [24].
Réactions et analyses
Les médias ouest-allemands et britanniques critiquent le faste des cérémonies et le gigantisme des constructions inaugurées[6],[25].
Les historiens profitent de ce Bicentenaire pour mettre à jour les pratiques commémoratives qui ont été largement réinvesties, « au risque de promouvoir des formes de sociabilités et de festivités décalées par rapport à l'évolution sociale[26] ».
Selon l'historien Patrick Garcia, « les appréciations portées sur le Bicentenaire dépendent largement des attentes et des jugements exprimés avant même qu’il ait lieu. Pour le président de la Mission, le Bicentenaire a bien été ce qu'il devait être : une grande entreprise de ressourcement civique. En revanche, nombre de commentateurs se montrent plus dubitatifs sur cette efficacité civique[27] ».
Pour l'historienne Odile Rudelle, alors que le centenaire en mettait en avant les « immortels principes de » de la devise « Liberté, Égalité, Fraternité », le bicentenaire célèbre plutôt la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : ainsi, le centenaire exaltait l'abolition des privilèges dans la nuit du tandis que le bicentenaire s'intéresse davantage à la déclaration des droits de l'homme le , une idée plus retentissante à l'international dans ces années [28].
Le Bicentenaire, en relançant les travaux historiographiques sur les conséquences de la Révolution française et son héritage tant sur le plan politique que social[note 5], a favorisé une certaine instrumentalisation politique et idéologique des résultats de la recherche en ce domaine[29]. L'historien Steven Kaplan réagit à de tels comportements. Selon lui, « la commémoration donna lieu à une orgie de comparaisons pour la plupart mal pensées, souvent fallacieuses, parfois tout simplement odieuses. Les historiens ont le devoir de réfléchir et de trouver des raisons avant de comparer, étant donné l'énorme influence que la comparaison est susceptible d'exercer et le caractère intrinsèquement périlleux de l'exercice[30] ».
Un collectif de chercheurs de l'Institut d'histoire de la Révolution française analyse l'« effet Bicentenaire » sur l'histoire de la Révolution. Pour eux, il a consisté à la fois à la sortir « du pré-carré strictement franco-français dans lequel elle avait été trop longtemps confinée[31],[32] et, parallèlement, à l'extirper du carcan de la seule décennie révolutionnaire à laquelle elle était encore trop souvent bornée[note 6]. C'est donc ce double décloisonnement des échelles [géographique et temporelle] du politique qui a permis, d'une part, de réintégrer la décennie révolutionnaire dans la longue durée du républicanisme français, en jetant des ponts en amont comme en aval avec ses avatars de l'époque moderne et contemporaine afin de redonner à ce premier « moment républicain » sa place matricielle dans la genèse du républicanisme français[34],[35],[36],[37] ; d'autre part, d'étudier le phénomène révolutionnaire et le régime républicain non plus comme un monopole hexagonal, mais dans une perspective mondiale, qui a ainsi abouti à une remise en cause du dogme tenace de « l'exception française. »[38] »
En , dans deux articles l'un aux Annales historiques de la Révolution française (AHRF)[39], l'autre aux Cahiers d'Histoire[40], l'historien Jean-Daniel Piquet a contesté le bien-fondé de la panthéonisation de l'une des trois personnalités à qui « la patrie fut reconnaissante » en : l'abbé Grégoire. Son opposition prétendue au régicide de Louis XVI, allégation fondée seulement sur ses dires et écrits postérieurs à la Révolution (Consulat, Empire, Restauration et Monarchie de Juillet) constituait une preuve indirecte que l'exécution de Louis XVI ne s'imposait pas. Cette affirmation louangeuse était contredite par l'examen d'au moins deux sources primaires contemporaines au procès de Louis XVI et des mémoires de l'abbé Grégoire écrites en . Trois pièces qui mentionnaient l'intervention documentée en et par le député régicide du Lot et montagnard jacobin Jeanbon Saint-André, en défense du choix également régicide de Grégoire et de trois collègues présents à Chambéry, Hérault de Séchelles, Simond, Jagot. Tous quatre avaient signé une « note » où figurait l'expression claire « pour la mort de Louis sans appel au peuple » et non plus la formule officielle ambiguë « condamnation de Louis Capet sans appel au peuple » que Grégoire aurait, selon ses dires postrévolutionnaires, réclamée avec succès auprès de ses trois collègues. Après une réponse indignée de l'abbé Bernard Plongeron, un des protagonistes de sa panthéonisation, aux AHRF[41], plusieurs historiennes, Rita Hermon-Belot, Mona Ozouf, Alyssa Goldstein Sepinwall, Françoise Hildesheimer, se sont impliquées dans la controverse.
↑Les autorités de plusieurs pays prennent l'initiative de célébrer aussi ce bicentenaire. Voir par exemple Jean-Numa Ducange, « – : Le bicentenaire de la Révolution française en République démocratique allemande », dans Bernard Cottret et Lauric Henneton (dir.), Du bon usage des commémorations : Histoire, mémoire et identité, XVIe – XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », , 231 p. (ISBN978-2-7535-1013-5), p. 141-153.
↑Ce geste commémoratif a une fonction de réassurance de la nation. « Il permet aussi, la récente commémoration du baptême de Clovis après le Bicentenaire de la Révolution française et le millénaire capétien l'atteste, de retrouver les lignes de clivage traditionnelles entre les familles politiques françaises. L'affrontement mémoriel est devenu une ressource identitaire appréciée de la droite comme de la gauche à l'heure où, précisément, des divergences fondamentales traversent ces familles, notamment au sujet de l'Europe, et où les lignes de partage héritées se brouillent[2] ».
↑La commémoration du Cent-cinquantenaire de la Révolution en est quant à elle un échec relatif, la marche vers la Seconde Guerre mondiale ayant pour conséquence l'annulation de trois des six grandes festivités prévues[3].
↑Le spectacle de 200 acteurs s'ouvre par le procès de Louis XVI et s'achève par la lecture off de la Constitution de l'an I. Les spectateurs choisissent dès l'entrée leur place dans la salle et dans la révolution (badge de montagnard ou de girondin) et « sanctionnent de leurs cris les procès populaires
tenus sur la scène[15] ».
↑De nombreuses publications paraissent entre et , sans compter les tribunes et débats dans divers médias.
↑« C'est l'un des traits heureux des travaux récents, l'histoire de la Révolution n'est plus ce monde à part, refermé sur des questions spécifiques qu'elle a trop longtemps été, mais elle devient un moment privilégié où peut s'observer, dans la radicalité et dans l'urgence du bouleversement, la force perdurable des contraintes imposées et des dominations acceptées[33]. »
↑Claude Nicolet, L'Idée républicaine en France, – : Essai d'histoire critique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des histoires », , 512 p. (ISBN2-07-023096-1).
↑John Greville Agard Pocock (trad. Luc Borot, préf. Jean-Fabien Spitz), Le moment machiavélien : La pensée politique florentine et la tradition républicaine atlantique [« The Machiavellian Moment: Florentine Political Thought and the Atlantic Republican Tradition »], Paris, PUF, coll. « Léviathan », , 586 p. (ISBN2-13-047130-7).
↑Virginie Martin, « La citoyenneté revisitée : Bilans et perspectives historiographiques », La Révolution française, IHRF, no 9 « Citoyenneté, république, démocratie dans la France de la Révolution », (DOI10.4000/lrf.1370, lire en ligne).
↑Jean-Daniel Piquet, « L'abbé Grégoire, un régicide panthéonisé », Cahiers d'histoire. Revue d'histoire critique, no 63, , p. 61–77 (lire en ligne); à partir de la découverte d'un article d'Eugène Welvert, "L'abbé Grégoire fut-il régicide ?", Lendemains révolutionnaires, les régicides, Paris, Calmann-Levy 1907 ; le travail compléte un premier article éponyme publié en 1893 dans la Revue Historique
↑ Bernard Plongeron, "Sur Grégoire régicide d'après des documents pris pour "sources", AHRF, n 305, 1996
↑Yves de Saint-Agnès, Guide du Paris révolutionnaire : Les lieux, les quartiers, les rues, les itinéraires, –, Paris, Paris Musées et Perrin, , 128 p. (ISBN2-262-00670-9), « Jalons pour le Paris révolutionnaire », p. 108–114.
↑Leo H. Hoek et David Scott, « Une révolution en miniature : Le timbre-poste commémoratif du bicentenaire de la Révolution française », Word & Image: A Journal of Verbal/Visual Enquiry, vol. 9, no 2, , p. 97–113 (DOI10.1080/02666286.1993.10435479, lire en ligne).
Josiane Ayoub, « À l’occasion du bicentenaire de la Révolution française : Bibliographie de quelques ouvrages parmi les plus importants parus en France sur la Révolution française, les événements, les hommes, les textes, entre et », Études françaises, vol. 25, no 1, , p. 129–142 (DOI10.7202/035777ar).
Erik Neveu, « Le défilé Goude du bicentenaire : Commémorer la Révolution française… ou s'en débarrasser ? », Réseaux, nos 148-149, , p. 203–237 (lire en ligne).
Jean-Noël Jeanneney, Le Bicentenaire de la Révolution française : Rapport du président de la Mission du bicentenaire au président de la République, sur les activités de cet organisme et les dimensions de la célébration, Paris, La Documentation française, coll. « Collection des rapports officiels », , 383 p. (ISBN2-11-002421-6).