Le normand (normaund ou nourmaund en normand) est une langue d'oïl parlée en Normandie continentale et insulaire. Il est classé dans les langues sérieusement en danger par l'Unesco et se divise en deux principales variantes : le haut-normand et le bas-normand. Cette distinction repose sur la ligne Joret, qui sépare les parlers du nord et du sud de la Normandie[1],[2]. Le haut-normand est parlé au nord de cette ligne et présente des influences scandinaves plus marquées, notamment dans la prononciation des sons ch en k[2]. En revanche, le bas-normand, parlé au sud, conserve davantage de caractéristiques gallo-romaines[1]. Ces différences reflètent l’histoire linguistique complexe de la région, marquée par des influences romanes et scandinaves[3].
Histoire
Origine
Généralités
Les colons scandinaves[4],[5] ou anglo-scandinaves, en s'installant sur une grande partie du territoire connu de nos jours sous le nom de Normandie, avaient adopté la langue d'oïl (français) selon la variante en usage dans cette partie de l'ancienne Neustrie. Il est notable que les premiers témoignages écrits de la langue d'oïl datent précisément, de manière fortuite, du même siècle que les premiers raidsvikings sur les côtes neustriennes. Les nouveaux venus vont exercer sur la langue vernaculaire une influence limitée de substrat, notamment sur le vocabulaire (200 mots tout au plus, issus du norrois ou du vieil anglais cf. tableau I) et de manière plus anecdotique sur la phonétique.
Cette disparition de la langue norroise ou du veil anglais, peut s'expliquer de différentes façons, parmi lesquelles sont le petit nombre de femmes scandinaves ou anglo-scandinaves, à avoir suivi les colons, qui vont donc faire souche avec des femmes autochtones de langue romane[6] ; ensuite, la création même du duché de Normandie intègre de larges portions de territoires, dans lesquelles les populations sont de langue romane et peut-être aussi dans la diversité des apports ethniques (anglais, anglo-saxon, norvégien, danois et irlandais), qui parlaient des langues différentes, favorise l'emploi d'une langue unique et vernaculaire ; de même que la nécessité des relations économiques avec les voisins continentaux. Malgré tout, l'usage du norrois ou du vieil anglais se serait maintenu sur les côtes normandes jusqu'au XIIe siècle. Le trouvère Benoît de Sainte-Maure, à la fin du XIIe siècle, l'affirme en tout cas dans sa Chronique des ducs de Normandie. Selon lui on parlait encore « danois » sur les côtes[7].
Exemples de textes médiévaux
texte de Wace dans l'histoire de la Normandie
Man en engleis e en norreis
Hume signifie en frenceis
De ceo vint li nuns as Normanz.
Neustrie aveit nun anceis
Tant cume ele fud as Franceis.
Man en anglais et en norrais
Houme signifie en français
De chà vint le nom ès Normands.
Neûtrie avait nom anchien
Tant coume a' fut ès Français.
Man en anglais et en norrois
Homme signifie en français
De là vient le nom aux Normands.
Neustrie avait nom ancien
Tant qu'elle fut aux Français.
Cet extrait rédigé dans une scripta normande comporte quelques termes d'origine scandinave, notés en italique.
texte de Guillaume de Berneville
A plein se astent d’eschiper,
Kar mult coveitent le passer,
Bons fud li vens e la mer quieie:
Ne lur estoet muver lur greie,
Ne n’i out la nuit lof cloé, Estuinc trait ne tref gardé,
Ne n’i out halé bagordinge,
Ne escote ne scolaringe;
Ne fud mester de boesline;
Tute fud queie la marine:
Ne lur estut pas estricher,
Ne tendre tref ne helenger.
Fort ert l'estait e li hobent
Ki fermé furent vers le vent,
E d'autre part devers le bort
Sunt li nodras e li bras fort;
Bones utange out el tref,
Meillurs n'esnot a nule nef;
Bons fud li tref e la nef fort,
E unt bon vent ki tost les port.
Tute noit current a la lune
Le tref windé trés k'a la hune:
Ne lur estut muver funain
Trestute nuit ne lendemain.
Ils se hâtent d'appareiller,
Car ils désirent ardemment traverser.
Le vent est bon et la mer calme;
Nul besoin de toucher aux agrès:
Cette nuit-là, on a ni cloué le lof,
Ni tiré les bras, ni surveillé la vergue,
Ni halé les cargues,
Ni les écoutes et le scolaringe;
Nul besoin de bouline.
La mer est toujours calme:
Pas besoin de diminuer la voile,
Ni de la tendre, ni de la hisser.
Solides sont l'étai et le hauban
Qui sont ridés face au vent,
Et, d'autre part, vers le bord,
Les bouts de la vergue et les bras sont solides aussi,
La vergue a de bonnes itagues,
Les meilleures de tous les navires;
Bonne est la mâture et solide le bateau,
Et bon est le vent qui les emporte vivement.
Toute la nuit ils courent guidés par la lune,
La vergue hissée jusqu'à la hune:
Ils n'ont pas touché aux cordages,
De toute la nuit, ni le lendemain
La langue normande s'implanta en Angleterre à la suite de la conquête de ce pays par Guillaume le Conquérant. Il était originellement parlé par les barons, les chevaliers et les soldats d'origine normande (bien que d'autres formes de langue d’oïl aient pu être importées par les barons et chevaliers originaires de France, de Picardie ou de Bretagne). C'est donc la langue d'une classe dominante, la langue du nouveau roi, langue de cour donc et langue officielle enfin, qui fut importée en Angleterre et qui s'y développera par la suite pour devenir langue d'échange et du commerce. Même si la majorité de la population parle le vieil anglais, le normand exerce une influence considérable. « C’est donc moins que le français aurait été prescrit comme langue officielle durant le XIIIe siècle, mais plutôt une utilisation accrue de cette langue qui explique qu’il s’est imposé comme langue majoritaire »[8]. On estime à 45 % l'apport de mots normands, c'est-à-dire français, en anglais moderne (voir article Vrais amis en anglais). L'influence du normand, ou français anglo-normand, a aussi été massif dans la langue du droit, pas seulement pour ce qui est du vocabulaire, mais aussi de la syntaxe, comme l'atteste ce qui est appelé en anglais Law French[9].
On donne le nom d'anglo-normand au dialecte d’oïl parlé en Angleterre qui, sous l’influence de l’anglo-saxon était devenu assez distinct du normand continental bien que la langue écrite restât sensiblement la même. Cette langue évolua de manière autonome à partir du XIIIe siècle jusqu'à sa disparition à la fin du XIVe siècle. Par erreur, on qualifie souvent d'anglo-normand la langue de l'écrivain Wace originaire de Jersey parce que cette île de la Manche est maintenant appelée anglo-normande en français, mais à l'époque, elle n'est que normande. Wace écrit en roman, comme il le dit lui-même, dans une scripta qui comporte certains traits phonétiques et certains mots du lexique normand mais qu'il efforçait de rendre transdialectale. En revanche, le concept d'anglo-normand ne s'applique qu'au normand utilisé en Grande-Bretagne, lequel developpa des particularismes propres.
Tant l'ancien français de Normandie que l'ancien français insulaire (l'anglo-normand) développèrent une abondante littérature.
Termes normands d'origine norroise
Appellatifs toponymiques
Ces noms propres sont sortis de l'usage en tant que noms communs, généralement dès le Moyen Âge.
Lexique
Exemples de mots normands venus du norrois (tableau I)
La langue française a acquis une partie de son ancien lexique nautique et quelques termes relatifs à la faune et à la flore maritime issus du vieux norrois, par l'intermédiaire de la langue normande (tableau II). De plus, quelques termes d'origine, norroise sans rapport avec le domaine nautique ou maritime, ont été empruntés par le français : mare, passé en français (mare) vers le XVIe siècle, du norrois marr.
Exemples de termes techniques ou autres, maritimes ou non, passés en français par l’intermédiaire du normand (tableau II)
Les lecteurs de textes médiévaux et les connaisseurs de l'ancien français ne seront pas étonnés de découvrir en normand de nombreux termes proches de l'ancien français alors qu'ils ont disparu en français moderne. En voici quelques-uns :
Exemples de mots en normand ayant un équivalent en ancien français
Normand
Ancien français
Français
Origine
toli'
tolir
priver, enlever
du latin tollere
je mangeüe
je manju(e)
« je mange »
du latin ego mandūco
targier ou tergier
targier
tarder
d'une racine germanique
calengier
calungier, chalongier (a donné challenge en anglais)
négocier, débattre
du latin calumniari
ramentevei'
ramenteveir, ramenteivre
se remémorer, de rappeler
du préfixe re- accolé à amenteveir, forme contractée de a ment aveir en gallo-roman, dérivant directement du bas-latin ad mentem habere, littéralement « avoir en tête »
tît'e ou tiêt'e
tistre
tisser
du latin texere
entomi'
entomir
engourdir
d'une racine germanique qui donna aussi tomber
toût'e
tostre, forme alternative de tossir
tousser
du latin tussire
muchier
mucier
cacher
du gaulois *muk- intégré au bas latin de Gaule
orde
ort
sale
du latin horridus
hourder
order
souiller
du latin *horridare
ordi'
ordir
salir
du latin *horridire
haingue (f., on entend aussi hainge)
haenge, haengue
haine
d'une racine germanique
haingre (adj.)
heingre, haingre
maigre
d'une racine germanique
haiset (m.)
haise
barrière ou clôture de jardin faites de branches
d'une racine germanique
herd'e
erdre
adhérer, être adhérant, coller
du verbe latin haerere, « attacher »
méselle
mesele
lèpre
du latin misella
mésé'
mesel
lépreux
du latin misellus
méhain
meshaing, mehain
mauvaise disposition, malaise
d'une racine germanique
méhaignié / méhaingni / méhangni
meshaignié
malade, blessé, magané (Canada)
même origine que le précédent
glléru, de l'hierre (f.) ou de l'hierru (m.)
de l'iere
du lierre
du latin *hedera
marganer
marganer
moquer
d'une racine germanique
marganier
marganier
moqueur, quelqu'un qui se moque
d'une racine germanique
marcantier
marcantier
mouchard, colporteur
mot ancien, courant au XIVe siècle, sûrement d'une déformation de marcandier, « vagabond, rôdeur », qui existe toujours en normand : marcaundier avec le même sens
marcandier
marcandier
rôdeur, vagabond
de la racine germanique dont sont issus les verbes marchier « marcher » et marquier « marquer »
nartre (m.)
nastre
traître
d'une racine germanique, l'ancien français nastre signifiait misérable, malicieux, avare, ladre
nâtre (adj.)
nastre
méchant, cruel
de l'ancien français nastre comme le nom nartre
nianterie (f.)
nienterie
niaiserie
formé sur nient qui, en ancien français comme en normand actuel, est l'équivalent de néant
soulei'
soleir
« souloir », avoir l'habitude de
du latin solere
ard'e / arder
ardre, ardeir
brûler
du latin ardere
quei' / queir / caï'
caeir, caïr
« choir », tomber
du latin cadere
moûtrer
mustrer
montrer
du latin monstrare
ité' / inté'
itel
semblable
de i-, comme dans icelui, et de tel
iloc (le c est muet)
iloc, iluec
là
du latin illoc
d'ot
od, ot
avec
de suivi de ot, de l'ancien français od, du latin apud
pampe (f.)
pampe
en normand : tige en anc. fr. : pétale
du latin *pampa, dérivé de pampinus, « rameau de vigne »
liement
liement, liéement
tranquillement
du latin *laetamente (« avec contentement, allégresse »)
essourd'e / essourdre
essurdre, exsurdre
élever
du latin exsurgere (« faire surgir, élever »)
écourre
escurre, escudre
secouer
du latin excutere (« secouer »)
éclairgier / éclairgi'
esclargier
éclaircir
du bas-latin *exclaricare
déhait
dehait
chagrin, malheur
du préfixe dé- suivi du mot germanique hait que l'on retrouve dans souhait
enhî, enhui, enhieu
enhui
aujourd'hui
du latin *in hodie, littéralement en ce jour
anhyit, anieut
anuit, anoit
aujourd'hui, cette nuit, ce soir (souvent confondu avec enhî à la prononciation)
du latin *ad noctem, littéralement à nuit
maishî
maishui, meshui
maintenant, désormais
du latin *magis hodie
alosier
alosier
se vanter, de targuer
du latin *alaudare
ébauber, ébaubir
esbaubir
étonner
du bas-latin *exbaubire
trétous, tertouos
trestuz
tous, absolument tous
du bas-latin *trans tutos
manuyanc(h)e
manuiance
avoir la jouissance, la possession
formé sur le latin manu- (« main »).
Termes anglais issus spécifiquement du normand
La langue normande apportée en Angleterre à la suite de la conquête de l'Angleterre en 1066 a enrichi la langue anglaise (tableau III). Ces termes sont identifiés comme normand grâce à leurs traits phonétiques normanno-picards, ou plus spécifiquement locaux ou encore grâce à leur signification particulière qui diffère de celle du français standard. Inversement, le normand s'est parfois enrichi du vieil anglais, souvent avant la conquête : normand de l'ouest rade « allée, route » de rād ; bas normand vipaer « crier », haut normand viper « pleurer » de wēpan.
Exemples de mots anglais venus du normand (tableau IV)
Anglais
Normand
Français
cabbage
caboche
chou
carpenter
carpentyi
charpentier
castle
câté (castel en ancien normand)
château
catch
cachi
chasser
cater
acataer
acheter
caterpillar
anc. cattepleure, cattepleuse
chenille
cauldron
câodroun
chaudron
causeway
câochie
chaussée
chair
caire
chaise
cherry
cherise
cerise
easy
aisi
facile
fashion
féchoun
façon
hardy
hardi
bien-portant
garden
gardin
jardin
can
canne
cruche en cuivre
car
car
anc. char
curfew
anc. cuvrefu, curfu
couvre-feu
pocket
pouquette
poche
poor
pouor, por
pauvre
fork
fouorque
fourche
sorrel
surrelle
oseille
travel (voyager)
travaler ou travaillier
travailler
wage
gage (wage en ancien normand)
gage
wait
guetter ou vetter (waitier en ancien normand)
guetter
walop
galoper (waloper en ancien normand)
galoper
war
guerre (werre en ancien normand)
guerre
warranty
garauntie ou varauntie (warantie en ancien normand)
garantie
wicket
viquet
guichet
Statut actuel
Les langues insulaires sont reconnues officiellement par les gouvernements des îles sans être langues officielles. L’enseignement facultatif du jèrriais (normand jersiais) se fait dans les écoles de Jersey, et le guernesiais est présent dans quelques écoles de Guernesey. Les langues jersiaise et guernesiaise sont reconnues en tant que langues régionales des Îles Britanniques, dans le cadre du Conseil Britannique-Irlandais (avec l’irlandais, le gallois, l’écossais, le scots, le scots d’Ulster, le mannois, et le cornique).
Le normand continental est pour ainsi dire plus fort dans le Cotentin et dans le pays de Caux qu’ailleurs sur le continent.
Variétés
On parle plusieurs variétés de la langue normande :
dans le pays de Caux - le cauchois (nd. caôcheis) et le nord cauchois (ancien Talou) qui comporte des traits phonétiques picards
à Rouen et dans ses environs - le rouennais (langue) ou purinique, très proche du brayon et du cauchois mais comportant certains traits le rapprochant du français du bassin parisien.
dans le Roumois - le patois du Roumois, intermédiaire entre le cauchois et l'augeron.
dans le Pays d'Auge - l'augeron (nd. augeron, aujourd'hui presque disparu)
Par ailleurs, on distingue entre le normand proprement dit (parlé au nord de la ligne Joret) et le normand méridional (pratiqué au sud de cette isoglosse).
Le normand méridional, parlé au sud de la ligne Joret notamment dans la Manche (région d'Avranches), l'Orne et une partie de l'Eure est plus proche du gallo et du mayennais. Par exemple, le mot sac se traduit en pouoqùe au nord et en pouoche au sud. Vaqùe, au nord, se dit vache en français et en normand méridional.
Dans la Grand' tèrre (France)-(mais désignant l'Angleterre chez les pêcheurs), le normand, proprement dit, est classé en tant que langue de France parmi les langues d'oïl. L'enseignement du normand du Cotentin (Cotentinais) est présent dans quelques collèges du département de la Manche.
Quelques rares mots, expressions et tournures de phrases couramment utilisées par les Québécois, Acadiens et Louisianais mais difficilement identifiables comme spécifiquement normands, puisqu'elles sont communes à l'ensemble des parlers de l'ouest (calumet « calumet », passé en français, de l'ancien normand calumet « chalumeau, pipe »; champelure « robinet » cf. cauchois campleuse; bleuet « fruit proche de la myrtille, canneberge » anc. normand bleuet « myrtille »; croche « tordu » anc. français croche; gricher « grimacer » ≠ cauchois grigner; asteure « à cette heure, maintenant », à matin, tant pire.
D'autres mots normands employés (ou anciennement employés) au Québec :
abrier = abriter (y faut s'abrier, y fait frète !),
bers = berceau, ridelles d'un chariot ou berceau,
boucane = fumée ou maison de chétive apparence,
boucaner = fumer ou entrer en colère,
frète / frette (du normand freid pour froid) = froid,
gourgannes = fêves de marais,
gourgane = bajoue de porc fumée,
graffigner = égratigner,
greyer = équiper, préparer
ichitte ou icitte = ici,
itou(t) = aussi,
jouquer ou juquer = jucher,
marcou = chat mâle (angevin, gallo, également)
marganner, déganer,
maganer = maltraiter, malmener, abîmer
mi-août = quinze août,
mitan = moitié, milieu,
pigoche = cheville, cône de sucre d'érable,
pognie / pougnie = poignée,
pomonique = pulmonique,
racoin = recoin,
ramarrer = rattacher, renouer,
ramucrir = devenir humide, mucre,
velin = venin,
velimeux = détestable,
i' (souvent écrit y) = il, ils, elles (qu'est-ce qu'i' fait ?)[11]
Pour certains dialectologues, il semble que le h « expiré », en fait un phonème proche de hr que l'on entend encore dans le Cotentin et surtout dans la Hague (/χɑːg/) et que l'on entendait jadis ailleurs, jusqu'à la Seconde Guerre mondialeInterprétation abusive ?, le long des côtes du Calvados (Bessin), nord du Bocage, au sud de l'estuaire de la Seine (Pays d'Auge, Roumois) et entre Vatteville-la-Rue et Berville-sur-Seine, est dû, comme en français, à l’influence germanique ; alors qu'il s'est amuï en français (le h dit « aspiré ») pour n'avoir plus que seule fonction d'empêcher la liaison (hiatus: un être / un hêtre), l'installation des colons scandinaves dans cette partie de la Neustrie septentrionale aurait empêché cette même évolution[12],[13].
Les traits distinctifs du normand
La reconnaissance d'un dialecte gallo-roman comme appartenant à l'ensemble normand est fondée sur certaines caractéristiques phonétiques observées depuis le Xe siècle au moins et qui sont réellement les caractéristiques les plus propres de cette langue. Ces caractéristiques sont deux :
l'évolution de l'ē long latin en ei et non en oi comme ailleurs dans le domaine d'oïl (cette caractéristique est cependant partagée par d'autres dialectes de l'Ouest de la France comme le mayennais, l'angevin, le sarthois, dans une certaine mesure le tourangeau ainsi que le gallo) : dirēctu(m) donne dreit en normand contre droit ailleurs sur le domaine d'oïl ;
le maintien des consonnes /k/ et /g/ devant /a/ dans les mots latins et non leur palatisation en /tʃ/ ou /dʒ/ comme ailleurs dans le domaine d'oïl (phénomène commun au picard) : calce(m) donne cauche en normand contre chauce en ancien français (« chausse » ou « chaussure » en français moderne) ailleurs dans le domaine d'oïl, de même gamba donne gambe en ancien normand contre jambe en ancien français.
Une dernière caractéristique très typique du normand est l'évolution du /k/ latin vers un chuintement devant /e/ et /i/ et non pas vers un /s/ comme en ancien français, ainsi le latin cinere(m) donne chendre en normand mais cendre en français. Cette caractéristique n'est cependant pas exclusive à cette langue et est présente à des degrés divers dans les dialectes normands. Par exemple, là où beaucoup de dialectes normands diront chût cat (« ce chat »), le dialecte rouennais dira chût cat ou çût cat, de même au lieu de dire chûte corporanche (« cette corpulence »), le rouennais dira ch'te corporanche ou ç'te corporance.
Le cauchois connaît un certain nombre d'évolutions phonétiques qui lui sont propres :
disparition de /r/ intervocalique : heûe pour heure, beîe pour beire (« boire »), cûé pour curé etc. ;
métathèse du schwa (phénomène commun au brayon et au rouennais ainsi qu'au picard) : el pour le, ej pour je, ed pour de, permier pour premier etc. ;
maintien de la diphtongue /je/ de l'ancien normand (dans les infinitifs, il se réduit cependant comme en français moderne à /e/) contre son évolution en /ji/ en cotentinais et augeron : carpentier contre carpentyi en cotentinais, veudier contre veudyi en cotentinais etc.
Le cotentinais
palatalisation de /k/ et /g/ devant les voyelles /i/ et /y/ et parfois /ɛ/ (phénomène commun au jerriais, guernesiais, sercquais et avranchinais) : tchi pour qui, dgitare pour guitare, tchuraé pour curé, tchulture pour culture etc.
diphtonguisation de la voyelle /u/ en /uw/ (comme en jerriais et en avranchinais) : pouwr pour pour, fouwrque pour fourque en rouennais (« fourche ») etc.
prononciation de la diphtongue de l'ancien normand /jø/ en /yy/ : luure pour lieure en rouennais (« lire »), Duu pour Dieu etc.
prononciation très appuyée des nasales /ã/ et /õ/ (qui arrivent à être prononcés quasiment de la même façon) : blyaon pour blanc, féchoon pour féchon (« façon ») etc.
transformation de /ɔ/ devant une nasale en /u/ (ce qui semble très ancien car les textes normands les plus anciens notent déjà ce changement, pourtant moins présent en cauchois, rouennais et brayon) : dounaer pour donner, houme pour homme etc.
renforcement éventuel du schwa en /e/ (comme en jerriais, guernesiais, sercquais, augeron et avranchinais) : lé pour le (au lieu de el en brayon, cauchois et rouennais), jé pour je (au lieu de ej en brayon, cauchois et rouennais), dé pour de (au lieu de ed en brayon, cauchois et rouennais) etc.
le son /e/ est prononcé de façon très ouverte en finale et dans les anciennes suites -est- de l'ancien français, à tel point qu'on dirait qu'un léger /a/ s'est glissé devant (même phénomène en français québécois) : portaer pour porter, taête pour tête, faête pour fête etc. Ce phénomène se retrouve également dans les parlers normands du Lieuvin et du Roumois.
Le rouennais
présence de métathèse comme en cauchois (voir plus haut la section cauchois) ;
plutôt homme et donner comme en brayon et en cauchois qu'houme et douner comme en cotentinais ;
prononciation fièr et premié de fier et prémier comme en brayon et cauchois et non fyir et prémyi comme en cotentinais ;
atténuation du chuintement des autres dialectes normands à l'initiale d'un mot (en particulier dans les adjectifs démonstratifs) : çu pour chût (« ce »), c'te pour chûte (« cette ») mais chent (« cent ») et r'chevei' (recheveir, « recevoir ») comme ailleurs en Normandie ;
transformation de /y/ en /ø/ devant une nasale (comme en cauchois, en cotentinais et avranchinais) : feumer pour fumer, eune pour une, accouteumanche pour accoutumance etc.
Le brayon
Comme pour le rouennais, mais :
nasalisation (comme en picard de la Somme) des voyelles devant une nasale (et donc absence de transformation de /y/ en /ø/ devant une nasale comme en rouennais) : unne pour une, accoûtunmanche pour accoutumance, fanme pour femme, cusinne au lieu de cusène comme en rouennais et cauchois ou tchuusène en cotentinais (cusène, « cuisine ») etc.
chuintement maintenu dans tous les cas, contrairement au rouennais : ch'te ou chûte pour cette (c'te en rouennais), chût pour ce (çu / çût en rouennais) etc.
Le jersiais
Très semblable au cotentinais, mais :
la diphtongue /jø/ n'a pas cette tendance cotentinaise à être prononcée /yy/ ;
la finale -ier ou -ié ne se prononce pas /ji/ comme c'est le cas dans beaucoup de parlers cotentinais, à la place, on entend /je/ comme ailleurs en Normandie : veudier se dit veudié contre veudyi dans le Cotentin etc.
rhotacisme de /r/ intervocalique en /ð/ (noté th dans la graphie locale) : paithe pour peire, êcrithe pour écrire ;
diphtongaisons courantes des voyelles accentuées et des nasales : dreit (prononcé /dræj/), pain (prononcé /pæ̃j/), etc.
palatalisation des groupes /tj/ et /dj/ : Dieu est prononcé Dgieu, chrétien est prononcé chrêtchien etc.
Le gaspésien (Québec)
Dérive du jersiais, parlé au Québec dans la péninsule de Gaspésie depuis la fin du XVIIIe siècle. Suit le jersiais mais :
absence d’évolution de /r/ vers /ð/ comme en jersiais : on dit paire et non paithe, baire et non baithe ;
le gaspésien a retenu l’s de l’ancien français devant une consonne, fait notable dans les langues d’oïl : estre pour être, despêchier pour dêpêchier en jersiais, maistre pour maît(r)e etc.
durcissement de la palatale /tch/ en /tk/ : qui est prononcé (t)ki.
Le guernesiais
Très semblable au jersiais, mais :
absence de rhotacisme de /r/ intervocalique : écrire et beire au lieu de êcrithe et baithe en jerriais ;
absence de diphtongaison de /u/ comme en jersiais, cotentinais, avranchin et augeron : pour au lieu de pouwr en jersiais (graphie locale pouor), fourque au lieu de fouwrk en jerriais (graphie locale fouorque) ;
diphtongaison des voyelles accentuées plus forte encore qu'en jersiais : j'avoms (prononcé /ʒavøõ/ au lieu de /ʒavoõ/), pain (prononcé /pɔ̃j/) etc.
Tableaux de correspondances du français au normand
-Oi- en français équivaut à -ei- en normand
Mot normand
Traduction
Étymologie
dreit
droit
bas latin *drectu(s) (lat. directus)
la peire
la poire
bas latin *pira (lat. pirum)
le peivre
le poivre
latin piper
la fei
la foi
latin fide(m) (accusatif de fides)
le deigt
le doigt
latin digitus
creire
croire
latin credere (infinitif de credo)
veir
voir
latin videre (infinitif de video)
beire
boire
latin bibere (infinitif de bibo)
neir
noir
latin nigru(m) (accusatif de niger)
aveir
avoir, de même pour tous les verbes du troisième groupe français en -oir
latin habere (infinitif de habeo)
la feire
la foire
bas latin *feria (latin feriae)
Ch- et j- en français équivalent à c- et g- en normand
Mot normand
Traduction
Étymologie
la gambe
la jambe
bas latin gamba
la vaque
la vache
latin vacca
le cat
le chat
latin cattus
le quien
le chien
bas latin *cane (latin canis)
la cauche
la chausse, la chaussure
latin calce(m)
le câtel
le château
latin castellu(m)
la quièvre
la chèvre
latin capra
cachier
chasser
bas latin *captiare
catouillier
chatouiller
incertaine, peut-être bas-latin *catiliare
caud
chaud
latin calidu(s)
la cose
la chose
latin causa
Morphologie
Le contenu de cet article ou de cette section est peut-être sujet à caution et doit absolument être sourcé ().
La formation des adjectifs en normand ne présente globalement pas de différence fondamentale avec le français. On notera cependant quelques archaïsmes :
grand est souvent invariable au singulier et au pluriel, comme c’était le cas en ancien français. Ex. : eune grand cose = « une grande chose ».
les adjectifs de couleur sont souvent placés avant le nom, là encore comme souvent l’on trouve dans les textes en ancien français. Ex. : un vert pré.
l'adjectif beau présente deux forme au masculin singulier dans de nombreux parlers normands (bel et biau) selon la place qu'il trouve dans la phrase. Placé devant le nom, il prend la forme biau sauf si ce nom ou le mot qui le suit commence par une voyelle ou u h- muet, auquel cas c'est la forme bel qui est utilisée (comme en français classique). En fin de phrase ou à la fin d'une proposition, en revanche, on utilise la forme bel.
Ex : Un biau câtel mais le câtel est bel (« un beau château » et « le château est beau »).
Il est à noter que le normand applique en cela une règle qui s'appliquait aussi en ancien et en moyen français et dont il nous reste quelques traces (ainsi dit-on encore Philippe le Bel et non le Beau, tout comme devant et, l'adjectif beau a encore la possibilité de se muer en bel dans une langue élégante : il est bel et grand plutôt que il est beau et grand).
Négation
On trouve en normand plusieurs façons de former la négation. Si ne pas est courant dans toute la Normandie, d’autres formes existent :
ne brin (en particulier à Rouen et dans le pays de Bray), ne pin (de pain, négation attestée en ancien français ; on l’entend en particulier dans le pays de Caux) ;
ne peis (souvent orthographié pés ou paé, peis signifie « pois », cette négation est également attestée en ancien français et elle s’en rencontre aujourd’hui du Bessin au Cotentin) ;
ne miette : s’entend localement dans le pays de Caux, il s’agit d’une forme ancienne comparable à ne mie ;
ne mie : très courant dans le pays de Bray, était également très répandu en ancien français (et en lorrain roman);
ne mèche : forme normande originale, l'idée de mèche traduit à merveille l'idée de petitesse propre à la construction de la négation dans les langues d’oïl. Ne saveir mèche ou (ne) mèche saveir, c’est littéralement « ne pas savoir même une mèche » ;
ne pièche : celui-ci a une valeur plus forte, il signifie dans certains parlers du Cotentin pas du tout (voire localement personne ou aucun). Comme pour mèche (et à l’origine pour toutes les négations dans les langues d’oïl, pas compris), l'idée de pièce renforce la négation : ne pièche prendre c’est littéralement ne prendre (pas même une) pièce (de quelque chose), donc ne prendre rien du tout.
Conjugaison
Malgré la diversité de ses parlers, le normand présente quelques caractéristiques grammaticales communes à peu près partout en Normandie.
Pronoms et remarques générales
La première différence nette qui apparaît dans la conjugaison du normand est le pronom nos employé pour on et conjugué à la troisième personne du singulier. Nos deit mangier pou' viv'e signifie On doit manger pour vivre.
Contrairement au français oral où on prend souvent le sens de nous et où la conjugaison de la première personne du pluriel tend à se raréfier à l'oral (on dira plus facilement on va manger que nous allons manger), en normand la première personne du pluriel s'emploie couramment à l'oral. Elle présente cependant une particularité dans de nombreux parlers : son pronom est je au lieu de nous : je soumes, j'alloms mangier etc. ne signifient aucunement je suis ou je vais manger mais bien nous sommes et nous allons manger. Cette particularité étonnant qui fait endosser au pronom je à la fois la première personne du singulier et la première personne du pluriel n'est pas propre au normand, contrairement au pronom nos que nous avons vu ci-dessus. On retrouve en effet cette conjugaison dans de nombreux parlers d'oïl et Molière déjà faisait parler de la sorte les paysans de ses pièces (dans son Don Juan par exemple).
De nombreux parlers normands, notamment du Lieuvin et de l'Eure, font par ailleurs encore sonner un -m final dans la terminaison de la première personne du pluriel (que le français classique note -ons). L'ancien normand connaissait en effet une terminaison -um (nos faisum pour nous faisons) ; d'où il convient de noter avec un -m- la nasale dans cette terminaison en normand plutôt qu'avec un -n- comme le fait le français classique (cet -n- n'a d'ailleurs rien d'étymologique au regard de la terminaison latine -amus dont -ons est issue).
Rétention du passé simple à l'oral
Au rebours du français moderne qui emploie volontiers le passé composé mais réserve le passé simple à un usage quasi strictement écrit, le normand – comme son ancêtre l'ancien français – emploie couramment le passé simple à l'oral. On observe régulièrement des variations de la conjugaison du passé simple dans les parlers. Ainsi les verbes français faisant leur passé simple en -u- (devoir = je dus, pouvoir = je pus, connaître = je connus etc.) font, en normand, leur passé simple en -eu- (à l'exception du verbe être, qui maintient sa consonne -u- inchangée dans la plupart des dialectes sauf à la première personne du pluriel — je feûmes, mais il s'agit ici d'une conséquence de la transformation en -eu- de -u- devant une consonne nasale en normand, voir le paragraphe sur la phonétique). Cette particularité tient au fait qu'en ancien français, tous nos verbes faisant -u- au passé simple faisaient non -u- mais -eü- (là encore à la seule exception du verbe être ou estre en ancien français). Ainsi ne disait-on pas il dut mais il deüt, non nous sûmes mais nos seümes, et non pas vous connûtes mais plutôt vos coneüstes. Le normand a simplement conservé le -eü- de l'ancien français mais l'a fait évoluer en -eu- (le français moderne n'en a gardé trace que dans le verbe avoir = j'eus, tu eus etc., bien que -eu- y soit prononcé u).
-
counaître
deveir
saveir
recheveir
pouveir
creître
paraître
aveir
être
1re sing.
je couneus
je deus
je seus
je recheus
je peus
je creus
je pareus
j'eus
je fus
2e sing.
tu couneus
tu deus
tu seus
tu recheus
tu peus
tu creus
tu pareus
t'eus
tu fus
3e sing.
i' couneut
i' deut
i' seut
i' recheut
i' peut
i' creut
i' pareut
il eut
i' fut
1re pluriel
je couneûmes
je deûmes
je seûmes
je recheûmes
je peûmes
je creûmes
je pareûmes
j'eûmes
je feûmes
2e pluriel
vos couneûtes
vos deûtes
vos seûtes
vos recheûtes
vos peûtes
vos creûtes
vos pareûtes
vos eûtes
vos fûtes
3e pluriel
i' couneurent
i' deurent
i' seurent
i' recheurent
i' peurent
i' creurent
i' pareurent
il eurent
i' furent
Il est à noter cependant que les verbes vouleir (vouloir), beire (boire), creire (croire) et vivre font, eux, leur passé simple en -i- dans la plupart des parlers normands (je voulis, je bevis, je creyis et je véquis).
-
vouleir
beire
creire
vivre
1re sing.
je voulis
je bevis
je creyis
je véquis
2e sing.
tu voulis
tu bevis
tu creyis
tu véquis
3e sing.
i' voulit
i' bevit
i' creyit
i' véquit
1re pluriel
je voulîmes
je bevîmes
je creyîmes
je véquîmes
2e pluriel
vos voulîtes
vos bevîtes
vos creyîtes
vos véquîtes
3e pluriel
i' voulirent
i' bevirent
i' creyirent
i' véquirent
Une autre variation courante dans la conjugaison du passé simple en normand est d'aligner les terminaisons du premier groupe sur celles du second, c'est-à-dire qu'au lieu de je mangeai, tu mangeas, i' mangea, je mangeâmes, vos mangeâtes, i' mangèrent on pourra entendre je mangis, tu mangis, i' mangit, je mangîmes, vos mangîtes, i' mangirent.
Le passé est surtout exprimé par un passé simple (à l'oral comme à l'écrit) ou un temps composé (passé composé, plus-que-parfait). Le passé simple est bien plus employé qu'en français et surtout que l'imparfait. Le subjonctif imparfait est également largement employé, parfois à la place du subjonctif présent. À l'exception des verbes irréguliers, tous les verbes normands forment leur passé simple avec les mêmes terminaisons -is, -is, -ît, -îmes, -îtes, -îtent et forment leur subjonctif imparfait sur la même base de terminaisons -isse, -isses, -isse, -issioms, -issiez, -îtent.
indicatif présent
imparfait
passé simple
futur
conditionnel
subjonctif présent
subjonctif imparfait (courant)
participe présent
participe passé
être / yêtre (être)
je suis, sis, sieus
t'es
il / alle est
nos est
je soumes
vous êtes
il / alles sont
j'éteis
t'éteis
il / alle éteit
nos éteit
j'étioms / éteimes
vous étiez / éteîtes
il / alles éteient
je fus
tu fus
i / alle fut
nos fut
je feûmes
vous fûtes
i / alles furent, fûdrent, fûtrent, fût'ent
je serai
tu seras
il / alle sera
no sera
je seroms
vous serez
il / alles seront
je sereis
tu sereis
il / alle sereit
nos sereit
je serioms / sereimes
vous seriez / sereîtes
il / alles sereient
que je seis, seie
que tu seis, seies
qu'il / alle seit, seie
que nos seit, seie
que je seyoms
que vous seyez
qu'il / alles seient
que je fusse
que tu fusses
qu'il / alle fusse / fût
que no fusse
que je fussioms
que vous fussiez
qu'il / alle fussent
étant
été
aveir (avoir)
j'ai
t'as
il / alle a
nos a
j'avoms
vous avez
il / alles ont
j'aveis
t'aveis
il / alle aveit
nos aveit
j'avioms / aveimes
vous aviez / aveîtes
il / alles aveient
j'eus
t'eus
il / alle eut
nos eut
j'eûmes
vous eûtes
il / alles eurent, eûdrent, eûtrent, eût'ent
j'airai
t'airas
il / alle aira
nos aira
j'airoms
vous airez
il / alles airont
j'aireis
t'aireis
il / alle aireit
nos aireit
j'airioms / aireimes
vous airiez / aireîtes
il / alles aireient
que j'aie
que t'aies
qu'il / alle ait, aie
que nos ait, aie
que j'ayoms
que vous ayez
qu'il / alles aient
que j'eusse
que t'eusses
qu'il / alle eusse / eût
que nos eusse / eût
que j'eussioms
que vous eussiez
qu'il / alles eussent / eûtrent
ayant
ieu¹
canter (chanter)
je cante
tu cantes
il / alle cante
no cante
je cantoms
vous cantez
il / alles cantent
je canteis
tu canteis
il / alle canteit
nos canteit
je cantioms / canteimes
vous cantiez / canteîtes
il / alles canteient
je cantai / cantis
tu cantas / cantis
il / alle canta / cantit
nos canta / cantit
je cantâmes / cantîmes
vous cantâtes / cantîtes
il / alles cantèrent / cantirent, cantîdrent, cantîtrent
je canterai
tu canteras
il / alle cantera
nos cantera
je canteroms
vous canterez
il / alles canteront
je cantereis
tu cantereis
il / alle cantereit
nos cantereit
je canterioms / cantereimes
vous canteriez / cantereîtes
il / alles cantereient
que je cante
que tu cantes
qu'il / alle cante
que nos cante
que je cantioms
que vous cantiez
qu'il / alles cantent
que je cantasse / cantisse
que tu cantasses / cantisses
qu'il / alle cantasse, cantât / cantisse, cantît
que nos cantasse, cantât / cantisse, cantît
que je cantassioms / cantissioms
que vous cantassiez / cantissiez
qu'il / alles cantassent / cantissent
cantant
canté
acater (acheter)
j'acate
t'acates
il / alle acate
nos acate
j'acatoms
vous acatez
il / alles acatent
j'acateis
t'acateis
il / alle acateit
nos acateit
j'acatioms / acateimes
vous acatiez / acateîtes
il / alles acateient
j'acatai / acatis
t'acatas / acatis
il / alle acata / acatit
nos acata / acatit
j'acatâmes / acatîmes
vous acatâtes / acatîtes
il / alle acatèrent / acatirent, acatîdrent, acatîtrent
j'acaterai
t'acateras
il / alle acatera
nos acatera
j'acateroms
vous acaterez
il / alles acateront
j'acatereis
t'acatereis
il / alle acatereit
nos acatereit
j'acaterioms / acatereimes
vous acateriez / acatereîtes
il / alle acatereient
que j'acate
que t'acates
qu'il / alle acate
que nos acate
que j'acatioms
que vous acatiez
qu'il / alles acatent
que j'acatasse / acatisse
que t'acatasses / acatisses
qu'il / alle acatasse, acatât / acatisse, acatît
que nos acatasse, acatât / acatisse, acatît
que j'acatassioms / acatissioms
que vous acatassiez / acatissiez
qu'il / alles acatassent / acatissent
acatant
acaté
mangier (manger)
je mangeüe²
tu mangeües²
il / alle mangeüe²
nos mangeüe²
je mangeoms
vous mangez
il / alles mangeüent²
je mangeis
tu mangeis
il / alle mangeit
nos mangeit
je mangioms / mangeimes
vous mangiez / mangeîtes
il / alles mangeient
je mangeai / mangis
tu mangeas / mangis
il / alle mangea / mangit
nos mangea / mangit
je mangeâmes / mangîmes
vous mangeâtes / mangîtes
il / alles mangèrent / mangirent, mangîdrent, mangîtrent
je mangerai
tu mangerais
il / alle mangera
nos mangera
je mangeroms
vous mangerez
il / alles mangeront
je mangereis
tu mangereis
il / alle mangereit
nos mangereit
je mangerioms
vous mangeriez
il / alles mangereient
que je mangeüe²
que tu mangeües²
qu'il / alle mangeüe²
que nos mangeüe²
que je mangioms
que vous mangiez
qu'il / alles mangeüent²
que je mangeasse / mangisse
que tu mangeasses / mangisses
qu'il / alle mangeasse, mangeât / mangisse, mangît
que nos mangeasse, mangeât / mangisse, mangît
que je mangeassioms / mangissioms
que vous mangeassiez / mangissiez
qu'il / alles mangeassent / mangissent
mangeant
mangié
Notes :
¹ : on entend quelquefois un z dans j'ai ieu comme si l’on disait j’ai-z-ieu pour j'ai eu, il en va de même aux autres personnes : il a-z-ieu pour il a eu et il ont-z-ieu pour ils ont eu.
² : le verbe mangier (manger) est irrégulier, la présence d'un -u- dans je mangeüe, tu mangeües, il mangeüe (3 personnes du singulier) et il mangeüent (3e personne du pluriel) se retrouvant en ancien français dans le verbe mangier dont la conjugaison au présent de l'indicatif était : je manju, tu manjües, il manjüe, nos manjons, vous mangiez, il manjüent. Cette particularité a disparu en français moderne et dans d'autres langues d'oïl ainsi qu'en francoprovençal mais s'est maintenue en normand.
Lexique et expressions
Cette liste n'est pas exhaustive et vise à présenter quelques mots ou prononciations propres au normand.
à tantôt [a tɑ̃'to] : à cet après-midi ou à tout à l'heure
tout à l'heure : tout de suite (ou bientôt)
affaiter : assaisonner
un neir quien [un nɛr tʃi] ou [k(j)ɛ̃] : un chien noir. L'antéposition de l'adjectif exprimant la couleur existait en ancien français (influence syntaxique du germanique) et subsiste en poésie, et elle reste la règle sur la côte ouest du Cotentin et en Normandie insulaire, tout comme en wallon. On en trouve des traces en cauchois par exemple ou « geler blanc » se dit blanc rimer
un quenâle [œ̃ knɑ:l] : un enfant
boujou [bujwu] : bonjour ou au revoir
goule [gwul] / [gul] : figure, visage
magène (ou plus anciennement imagène) : peut-être, vient de l'impératif du verbe imaginer.
croqué ou ahoquié [aʁ'ot͡ʃi] : accroché
broquer à travers le carreau (en normand : broquier à travers le carrel) : passer
eune moûque à miel (aussi orthographié maûque) : une abeille
travailleux coume pièche [piʃ] : travailleur comme personne
il coumencheit à yêtre chargié / cargié à drié : il commençait à être passablement enivré
trachier des pous à un vieûlard ou [tʁa'ʃi] : chercher le moindre motif de querelle
ch'est un bon gars, mais il se niereit dans sa roupie ou [il se noierait dans sa morve] : C'est un bon garçon mais pas très intelligent
je sis aussi fidèle que le quien l'est oû berquier ou [bɛʁka'lœ] : je suis aussi fidèle que le chien l'est au berger
un grand fallu : un grand benet
viens-t'en veir : viens voir
nachu : têtu
nache, hune : tête
se lêquer la groueille : s'embrasser avec effusion
baiser la poûr : avoir peur
je ne sis qu'un poure manant, bien malhéreux : Je ne suis qu'un pauvre manant bien malheureux
tei itout : toi aussi
mei n'tout ou mei nitout : moi non plus
v'là cor que le quien il pousse sus sa caîne : voilà encore que le chien tire sur sa chaîne
ch'est dreit cha ! ou [ʃe dʁɛ ʃa] : c'est tout à fait ça, tout à fait juste
y'a du fu dans la queminèye ou chimenèye [ʃim'na] : il y a du feu dans la cheminée
redoubler : faire demi-tour
futiau : un hêtre
eune bérouette : une brouette
coche : truie
havre : port
fourquette : fourchette
vel, vé', viau : veau
mâquèse : tête (gueule)
Orthographe
Il existe aujourd'hui trois orthographes standardisées du normand : normand continental (dont cotentinais; selon le système Lechanteur), jersiais (selon les dictionnaires Le Maistre (1966) et Société Jersiaise (2005)), guernesiais (selon le dictionnaire De Garis (1982)).
muet (autrefois représenté par l'apostrophe, et cela toujours dans les îles)
verbe en -er (et participe en -é) (s'écrit -aï en guernesiais)
/ɘ/ ou /o/ ou /e/ selon la région (/aɪ/ en guernesiais)
qù suivi de é ou i
/tʃ/ au nord de la ligne Joret, /k/ au sud de la ligne Joret.
Les îles Anglo-Normandes, étant au nord de la ligne Joret, ont gardé le tch orthographique.
Le mot normand venu du latin canem (chien) s'écrit qùyin (à prononcer [quien] ou [tchi] selon les lieux) sur le continent et tchian selon l'orthographe insulaire.
gù suivi de é, i ou u
/dʒ/ au nord de la ligne Joret, /ɡ/ au sud de la ligne Joret
Le XIXe siècle a vu un nouvel élan dans la littérature régionale dans laquelle les auteurs insulaires comme George Métivier (Guernesiais, 1790-1881) et Robert Pipon Marett (Jersiais, 1820-1884) jouaient un rôle important.
Pendant son exil à Jersey et à Guernesey, Victor Hugo s’intéressait à la langue des pêcheurs insulaires et accueillait les auteurs normands des îles. À Jean Sullivan (1813-1899), auteur jersiais, Hugo a écrit en 1864 que le jersiais est une « précieuse langue locale » et dans son Archipel de la Manche, il a écrit : « Quant au patois, c'est une vraie langue, point méprisable du tout. Ce patois est un idiome complet, très riche et très singulier. »
En prenant le mot normand pieuvre qu’il avait entendu lors de ses entretiens avec les Jersiais et Guernesiais pour s’en servir dans son roman Les Travailleurs de la mer, il avait popularisé ce régionalisme qui se glissera par la suite en français.
En Normandie continentale
Les érudits normands, dans le cadre des sociétés savantes, se sont intéressés, comme Hugo, aux diverses formes de patois et dialectes présents en Normandie continentale. Le romancier Jules Barbey d'Aurevilly émaillait ainsi certaines de ses œuvres, en particulier celles qui se passent dans le Cotentin, avec des mots entendus dans la campagne et tirés de la langue normande.
Dans les années 1890-1910, la vogue folklorique envahit le Cotentin, et on doit à Alfred Rossel, chansonnier, des chansons transmises encore, en particulier Sus la mé, sorte d'hymne national du Cotentin (wikisource). Un Louis Beuve, normand de la région de Coutances, est séduit par cette pratique du chant appliqué au normand et entreprend d'écrire lui aussi des poèmes et des petits contes qu'il publie dans le Bouais-Jan à la fin des années 1890. Sa Graind Lainde de Lessay devient un poème prisé. Il publie ensuite plusieurs autres œuvres et initie à l'occasion des fêtes du Millénaire (du rattachement de Cotentin à la Normandie) en 1933, le « Souper des Vikings » où le normand était la seule langue tolérée. Il fait des émules dans la littérature normande avec des Jean-Baptiste Pasturel (de Périers), Alfred Noël (de Valognes) et finalement, dans une seconde génération, des Gires Ganne (Fernand Lechanteur) et Côtis-Capel (abbé Albert Lohier). Fernand Lechanteur unifie les orthographes jusque-là utilisées en la raisonnant[14]. Côtis-Capel ouvre la voie à une littérature normande débarrassée des traits folkloriques du paysan normand. Par ses poèmes, le poète appuie sur la rudesse des hommes normands, sur leur fierté, mais aussi sur leur cœur et leur âme. Dans son sillage, André Louis publie le premier roman entièrement en normand : Zabeth.
Le pays de Caux a vu une abondante littérature en normand cauchois. Parmi les éditions: Les idées de Magloire (1913) d'Ernest Morel, Les histouères de Thanase Pèqueu de Gabriel Benoist en 1932, et en 1925Les Terreux de Gaston Demongé.
Enfin, dans de nombreux romans et nouvelles de Guy de Maupassant se déroulant au pays de Caux ou alentour comme Toine, les personnages locaux s'expriment parfois en cauchois mais avec de nombreuses erreurs grammaticales (conjugaison) volontaires ou non, et souvent une phonétique impropre (ex : mé ou lieu de mei). Maupassant mélange le cauchois à des formes populaires de français (par exemple : « quelque » devient quèque, alors qu'un cauchois dirait queuque ou encore « où est-ce qu'elle se trouve? » devient ousqu'elle est?, alors qu'en cauchois on dit ouyou qu'elle est ?, etc.). En réalité, il désirait se faire comprendre de lecteurs s'exprimant en français standard.
Auteurs
Exemples d'auteurs de la littérature d'expression normande :
Guillaume Alexis, surnommé le « Bon Moine », fin du XVe siècle / début du XVIe siècle (on ignore les dates précises de sa naissance et de sa mort). Savant bénédictin de l'abbaye de Lire (La Vieille-Lyre), dans le diocèse d'Évreux puis prieur de Bussy, dans le Perche. En 1486, il fit un pèlerinage à Jérusalem et y tomba, dit-on, victime de la persécution des Turcs. Guillaume Alexis était un poète au style très vif, que la critique littéraire moderne range dans les successeurs de Villon. Les ouvrages qui restent de lui sont :
le Passe-temps de tout homme et de toute femme avec l'A, B, С des doubles, le tout en vers,
le Grand Blason5 des faulces amours, en caractères gothiques et à la suite des « Quinze joies du mariage »,
le Contre-Blason des faulces amours, intitulé le Grand Blason d'amours spirituelles et divines, avec certaines épigrammes, etc.,
le Dialogue du Crucifix et du Pèlerin,
le Loyer des folles amours, et le Triomphe des Muses contre l'amour, à la suite des Quinze joies du mariage,
le Passe-temps du prieur de Bussy et de son frère le cordelier,
le Miroir des Moines,
le Martyrologe des fausses langues et le chapitre général d'icelles tenu au temple de Danger,
Quatre chants royaux qui se trouvent parmi les Palinodies.
Dessinateur de la Marine à Cherbourg, il devient chroniqueur dans « Le Phare de la Manche ». Il est l'auteur de nombreuses chansons en normand, dont Le Cordounyi, La Batterie de Serasin, Le Chendryi, La Parcie, Le Fisset… Il signait aussi P. Lepesqueux, Bounin Polidor ou P. Lecacheux.
Rocâles (1951), A Gravage (1965), Raz Bannes (1971), Graund Câté (1980), Les Côtis (1985), Ganache (1987); gagne le Prix littéraire du Cotentin en 1964
Aundré Smilly (Hippolyte Gancel, né en 1920). Il a publié Flleurs et plleurs dé men villâche en deux volumes 1982-1986 (sept nouvelles formant un roman).
Marcel Dalarun, né en 1922. Recueil de poèmes et de chansons publiés sous le titre A men leisi, en 2004.
Alphonse Allain, né en 1924, à Cherbourg. Il a publié 5 recueils de poèmes et de contes.
Les revues Le Boués-Jaun, La Voix du Donjon, Le Viquet (Manche), Le Pucheux (ISSN0248-6474) (pays de Caux) publient régulièrement des productions littéraires en normand.
À Cherbourg et à Caen, des radios proposent des émissions régulières en langue normande.
L'association Magène, établie dans le Cotentin, a produit plus de 12 CD de chansons d'hier et d'aujourd'hui en normand.
Mickaël Duval (né en 1966), traducteur de Hergé en normand et brayon.
Roger Jouet (1944). Il a écrit Normandises sur les expressions normandes (deux tomes : 2012, 2013).
↑« Beaucoup [de Vikings] seraient venus s'établir en Normandie, amenant avec eux des Anglo-Saxons, qu'ils avaient pris à leur service ou qui, dans un contexte historique inconnu, s'étaient associés à leur sort ; peut-être même aussi avaient-ils retrouvé dans cette province d'autres Vikings venus directement de Scandinavie. Quoi qu'il en soit, le terme « anglo-scandinave » semble pouvoir caractériser l'ethnicité des Vikings et la toponymie le confirme aussi puisqu'elle revèle en Normandie la coexistence d'appellatifs anglo-saxons et scandinaves, qu'il est du reste souvent difficile de distinguer entre eux en raison de la parenté des parlers germaniques. » dans François de Beaurepaire, Les noms des communes et anciennes paroisses de la Manche, Editions Picard 1986. p. 44.
↑Jean Renaud, Les Vikings et la Normandie, Éditions Ouest-France université 1989. p. 198.
↑« La colonisation scandinave avait été strictement masculine, et la langue de la famille, née des couples mixtes, a très vite été la langue de la mère, c'est-à-dire la langue romane langue d'oïl de la région, surtout après la conversion des Normands [c'est-à-dire Vikings] au Christianisme. » dans Henriette Walter, L'Aventure des mots français venus d'ailleurs, éditions Robert Laffont, p. 95.
↑Charles Bruneau, Monique Parent, Gérard Moignet. Petite histoire de la langue française : des origines la révolution. Page 34. A. Colin, 1969.
↑Caroline Laske, « Le law french, un idiome protégeant les privilèges du monde des juristes anglais entre 1250 et 1731 », Corela. Cognition, représentation, langage, no HS-26, , (paragraphe 7) (ISSN1638-5748, DOI10.4000/corela.6773, lire en ligne, consulté le )
↑Caroline Laske, « Le law french, un idiome protégeant les privilèges du monde des juristes anglais entre 1250 et 1731 », Corela. Cognition, représentation, langage, no HS-26, , (paragraphe 7) (ISSN1638-5748, DOI10.4000/corela.6773, lire en ligne, consulté le )
Louis Du Bois (1773-1855) : Glossaire du patois normand, augmenté des deux tiers, et publié par M. Julien Travers (Caen, 1856).
Émile Littré (1801-1881) : Du normand, jadis dialecte, aujourd'hui patois ; De quelques règles étymologiques (1863).
Louis-François Vasnier (1802-1861) : Petit dictionnaire du patois normand en usage dans l'arrondissement de Pont-Audemer (1862).
Henri Moisy (1815-1886) : Dictionnaire de patois normand, H. Delesques, Caen, 1887. (lire en ligne)
Charles-Ernest Lemaître (1854-1928) : Les joyeux Bocains : contes drolatiques en patois bas-normand (1917).
François de Beaurepaire, Les noms d'Anglo-Saxons contenus dans la toponymie normande, in Annales de Normandie X, 1960, p. 307-316; Quelques finales anglo-saxonnes dans la toponymie normande, in Annales de Normandie XIII, 1963, p. 219-136.
René Lepelley, Le Parler normand du Val de Saire (Manche), « Cahiers des Annales de Normandie », Annales de Normandie, Caen, 1974.