La période surréaliste au cinéma, envisagée au sens strict, compte finalement peu de films. On y trouve notamment L'Âge d'or de Luis Buñuel, seul film qui fit l'unanimité dans le groupe, mais aussi les films expérimentaux de Man Ray ou Marcel Duchamp. Des films aux esthétiques très proches du surréalisme se font aussi à la marge du mouvement, comme Le Sang d'un poète de Jean Cocteau et plus tardivement les films d'Alejandro Jodorowsky.
Luis Buñuel est généralement considéré comme le maître de ce mouvement, puisqu'il est le seul à s'être revendiqué « surréaliste » durant l'ensemble de sa carrière, et que même ses derniers films sont empreints d'une marque surréaliste (Le Fantôme de la liberté, Le Charme discret de la bourgeoisie).
Cependant, de très nombreux films postérieurs contiennent une influence surréaliste, en s'inspirant du travail du montage ou du thème du rêve présenté dans ces films. Il imprègne entre autres la Nouvelle Vague, le cinéma expérimental, le cinéma fantastique et le cinéma d'animation. Aucune doctrine spécifique et systématique n'ayant été proposée pour qualifier un cinéma surréaliste au sens strict, des critiques comme Ado Kyrou ont préféré parler d'un « surréalisme au cinéma », permettant ainsi d'intégrer les influences nombreuses des théories surréalistes dans cet art.
Dès 1919, dans sa chronique de la revue Littérature, Philippe Soupault évoque de nombreux films. Il rend notamment compte de son attrait pour Charlie Chaplin[4]. Les surréalistes exprimeront en effet dans plusieurs textes successifs leur attrait pour l’œuvre de Chaplin, pour lequel ils écrivent des poèmes, et dont ils prendront la défense lors de son divorce médiatisé en 1927[5].
Dans la revue Minotaure, Jacques Brunius justifie également l'attrait des surréalistes pour le cinéma par la proximité entre l'expérience du cinéma et l'expérience de l'hypnose[8].
Le film de René Clair, Entr'acte, est à la frontière de plusieurs avant-gardes. Le scénario est écrit par Francis Picabia, la musique est d'Erik Satie, Man Ray et Marcel Duchamp y apparaissent jouant aux échecs. René Clair rapporte que Louis Aragon est venu le féliciter à la suite de l'avant-première, lui indiquant que le groupe surréaliste avait apprécié le film[9].
Le cinéma surréaliste au sens strict
Antonin Artaud écrit le scénario du premier film surréaliste, La Coquille et le Clergyman de Germaine Dulac (1927), mais estime ne pas reconnaître son travail dans cette oeuvre, si bien que les surréalistes chahutent la présentation du film au studio des Ursulines[3].
Le seul réalisateur qui garde durant toute sa vie l'étiquette « surréaliste » est Luis Buñuel. Un Chien andalou, réalisé avec Salvador Dalí en 1929, est salué par le groupe surréaliste. L'année suivante, la censure de son film L'Âge d'or entraîne la constitution d'un fort bloc surréaliste derrière elle. C'est sans doute le seul film qui ait fait l'unanimité dans le groupe[3],[10].
Le Sang d'un poète (1930) de Jean Cocteau est souvent classé parmi les films surréalistes, à cause de ses aspects oniriques et son non-respect de la vraisemblance. Cependant, Cocteau n'était pas membre du surréalisme, et son esthétique a été récusée par Antonin Artaud comme « métaphysique » et opposée au rapport que les surréalistes entretiennent à l'objet[11].
Moins connu est le réalisateur Humphrey Jennings. Celui-ci participa tout d'abord en tant que peintre aux expositions surréalistes, notamment en 1936. Il se tourne par la suite vers le cinéma. Dans plusieurs de ses films, comme Birth Of A Robot, il s'inspire de la peinture surréaliste[12].
Les caractéristiques
Proximité avec le cinéma expressionniste
Les membres du surréalisme, en particulier André Breton, Louis Aragon et Philippe Soupault, ont très tôt apprécié le cinéma expressionniste. Le critique Ado Kyrou note une proximité entre le cinéma surréaliste et le cinéma expressionniste, du fait d'une « volonté forcenée de rejeter le manifeste pour s'occuper du contenu latent des décors et des événements, attrait de l'insolite, toute-puissance du rêve, magnétisme des objets les plus communs, recherche des formes inconnues de l'homme, automatisme de la pensée qui dans des cas de tension révèle le vrai visage de la vie »[13].
Le thème du rêve et de la folie
Les films surréalistes s'inspirent de la psychanalyse et de Freud. Les visions oniriques que mettent en scène ces films sont le résultat de l'écriture automatique chère et propre aux surréalistes. Dans beaucoup de ces films, rêve et réalité se mélangent, si bien qu'on ne sait plus quelle image est « réelle » et quelle image appartient au rêve d'un personnage. C'est ce qui fait que des films comme Mulholland Drive de David Lynch ou Perfect Blue de Satoshi Kon sont parfois qualifiés de « surréalistes ». C'est parfois la folie qui vient s'ajouter au thème du rêve : les images vus à l'écran sont des images perçues par un personnage en état de folie, si bien que le spectateur ne peut plus savoir quelle « réalité » sous-jacente il faut y déceler ou non.
Déconstruction de la vraisemblance psychologique et narrative
Les films surréalistes échappent à toute logique narrative (ils ne se reposent pas sur une histoire proprement dite) et ne s'inscrivent pas dans un contexte réaliste dans lequel objets et personnages ne relèvent certes pas de l'abstraction mais sont difficiles à situer dans un espace-temps précis. Les surréalistes cherchent, par le cinéma, à représenter le fonctionnement réel de la pensée, pour cela ils font appel au rêve et au monde spirituel.
Dans le cinéma d'animation
Le surréalisme sera présent dans le cinéma tchèque et polonais des années 1960, notamment dans le cinéma d'animation, celui, entre autres, de Walerian Borowczyk ou de Jan Švankmajer.
Passée la période historique des années 1920 et 1930, on ne peut parler de cinéma surréaliste au sens propre (ou fort) du terme, tant les films qui s’en réclament, ou s’y référent (ou que l’on catalogue comme tels), sont hétérogènes et hybrides. On note que ce sont surtout dans des œuvres de fiction (narrative ou dysnarrative) que l’on peut trouver des héritages, avoués ou non, du surréalisme, car c’est un courant de pensée qui travaille sur l’inconscient, le rêve, la psyché : notamment chez Federico Fellini[16], David Lynch[17], Alain Robbe-Grillet[18], Shūji Terayama[19], Terry Gilliam, Raoul Ruiz ou encore Wojciech Has.
Deux cas particuliers sont à noter. Tout d'abord, celui de Luis Bunuel qui toute sa vie se revendiquera cinéaste surréaliste, même si certains de ses films, par exemple Nazarín, sont plus classiques. L'autre cas est celui d'Alejandro Jodorowsky, qui a appartenu au groupe surréaliste au début des années 1960, avant d'entrer en rupture avec lui en formant le groupe Panique. Ses films gardent néanmoins une très grande proximité avec le surréalisme, dont ils partagent la quasi totalité des caractéristiques[20],[21].
Des genres entiers, comme le cinéma fantastique, peuvent, à un niveau ou à un autre, en relever. Les influences du surréalisme sont, également, présentes dans le cinéma d'animation, celui des Pays de l'Est, mais, aussi, chez Tex Avery, et d'autres. Ainsi, l'humour absurde des Marx Brothers y est parfois associé.
↑Ce film, inclassable, « fut, à l’époque, considéré comme un film surréaliste ». Eléonore Antzenberger indique à ce propos que « fondamentalement, il ne peut, du moins selon Cocteau, être considéré comme un film authentiquement surréaliste : « Confondre ce film avec un film surréaliste serait une faute grave, aussi grave pour les surréalistes dont je respecte les entreprises, que pour moi[14]. »
Références
↑Cité par Pierre Chavot, L'ABCdaire du surréalisme, Paris, Flammarion 2001, p. 57
↑Pierre Chavot, L'ABCdaire du surréalisme, Paris, Flammarion 2001, p. 58
↑ ab et cLaurent Delmas et Jean-Claude Lamy (dir.), Larousse du cinéma, Paris, Larousse, 2005, p. 58-59
↑Willard BOHN, "Philippe Soupault rencontre Charlot", dans Henri Béhar (dir.), Le cinéma des surréalistes, L'Age d'homme, coll. « Mélusine » (no 24), 2004 (ISBN978-2-8251-1861-0), p. 34
↑Pierre Chavot, L'ABCdaire du surréalisme, Paris, Flammarion 2001, p. 59
↑Michel Cadé, « Lorraine Duménil, Artaud et le cinéma. Paris, Nouvelles éditons Place, coll. Le cinéma des poètes, 2019, 121 pages », dans Questions de communication, vol. 38, no. 2, 2020, pp. 598-599, présentation du livre de Mme Duménil sur Google Books
↑Philippe Claudel, "Artaud scénariste", dans Henri Béhar (dir.), Le cinéma des surréalistes, L'Age d'homme, coll. « Mélusine » (no 24), 2004 (ISBN978-2-8251-1861-0), p. 41
↑Nicolas SURLAPIERRE, « L’ombre où les regards se nouent », dans Henri Béhar (dir.), Le cinéma des surréalistes, L'Age d'homme, coll. « Mélusine » (no 24), 2004 (ISBN978-2-8251-1861-0), p. 22. Voir l'article dans le n°11 de la revue Minotaure (1938), disponible sur Gallica : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1525979z/f43.item
↑Pierre Billard (dir.), Le Mystère René Clair, deuxième partie, chapitre 1, Paris, Plon, « Hors collection », 1998, p. 65-91, paragraphe 45 sur Cairn, lire en ligne
↑Vincent Pinel, École, genres et mouvements au cinéma, Paris, Larousse, 2000, p. 212-213
↑Nicolas SURLAPIERRE, « L’ombre où les regards se nouent »Henri Béhar (dir.), Le cinéma des surréalistes, L'Age d'homme, coll. « Mélusine » (no 24), 2004 (ISBN978-2-8251-1861-0), p.27
↑Elena Von Kassel-Siambanin « Jennings cinéaste. Du surréalisme au pop’art », Ligeia, vol. 77-80, no. 2, 2007, pp. 179-187. lire en ligne
↑Ado Kyrou, Le Surréalisme au cinéma (1963), Paris, Ramsay, 1985 p. 73
↑Eléonore Antzenberger, « Le surréalisme dans Le Sang d’un poète », dans Mélusine 24, p. 92.
↑Nicolas SURLAPIERRE, « L’ombre où les regards se nouent », dans Henri Béhar (dir.), Le cinéma des surréalistes, L'Age d'homme, coll. « Mélusine » (no 24), 2004 (ISBN978-2-8251-1861-0), p. 13
↑Jean-Marie Gavalda, "Cinemed : le surréalisme de Huit et demi de Fellini en photos", Midi Libre, article du 10 octobre 2020, consulté le 27 octobre 2023, lire en ligne
↑Patricia Kruth, « David Lynch peintre et cinéaste : corps et espace », Ligeia, vol. 97-100, no. 1, 2010, pp. 180-191, paragraphe 7 lire en ligne
↑Ben Stoltzfus, "La Belle Captive: Magritte, Robbe-Grillet et le Surréalisme", The French Review, vol. 72, No. 4 (Mars 1999), pp. 709-718 (lire en ligne)
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↑Talía Montiel Zacarías, El erotismo en el cine surrealista en México: Los casos de Simón del desierto y Fando, 2014, présentation, lire en ligne,consulté le= 27/10/2023, p. 70 et suivantes
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[Virmaux et Virmaux 1988] Alain Virmaux et Odette Virmaux, Les Surréalistes et le cinéma, Ramsay, coll. « Ramsay poche cinéma », (1re éd. 1976) (ISBN2-85956-686-4)
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