Paul Eugène[1] Victor naît le à Genève en Suisse, de parents français immigrés d'origine juive d'Europe centrale. Il est le fils d'Erich Heinrich Victor Steinschneider, issu d'un milieu aisé de juristes et d’industriels originaires de Bohême, et de Maria Laura Baum, issue d’une famille bourgeoise polonaise établie à Vienne, installés dans le Jura à partir de 1906. C’est le qu'Erich Heinrich Victor Steinschneider obtient de la lieutenance générale impériale et royale du royaume de Bohême l’autorisation de changer son nom en « Éric Victor ». Soucieux de s'intégrer dans sa nouvelle patrie, cette francisation (en choisissant son troisième prénom comme patronyme) lui permet de masquer la consonance germanique de son nom dans un pays encore marqué par la guerre de 1870[2].
Les parents choisissent Genève, où ils connaissent une doctoresse réputée, pour qu'y naisse leur premier enfant, Paul, déclaré de nationalité autrichienne à sa naissance. Sa sœur Lily Marguerite naît le .
Paul passe une partie de son enfance en France à Saint-Claude dans le Jura où son père possède une usine de pipes en bruyère, les « Établissements E.H.Victor »[3].
En 1916, ses parents déménagent à Lons-le-Saunier, toujours dans le département du Jura, où son père crée une nouvelle usine de pipes qui se diversifie en 1928 dans la fabrication de stylos, l'Angleterre, son principal pays débouché s'étant réservé le monopole de la vente de pipes sur son territoire[4].
Très jeune, Paul-Émile se réfugie dans le grenier, loué avec l'appartement de la « Villa Bernard »[5], propriété de la famille Bernard-Genin, où il se plonge dans une collection de livres et de revues, d'affiches et de récits d'aventures, d'exploration et d'ethnologie, qui éveillent en lui des rêves et la passion des voyages polaires et polynésiens[6]. Il entre aux Éclaireurs de France (où il devient « Tigre Souriant »[7]) dont il sera responsable local et avec qui il gardera des liens tout au long de sa vie. Il revient sur cet épisode de sa vie dans son livre de souvenirs « La Mansarde ».
En 1931, il obtient un brevet de pilote d'avion, grâce à son instructeur et ami, Claude de Cambronne. Les deux années suivantes, il est employé aux Établissements E.H. Victor mais rapidement, son désir d'aller explorer les îles polynésiennes l'en détourne. Arrivé à Paris en , il obtiendra bientôt le diplôme de l'Institut d'ethnographie du Trocadéro de Paris[9].
En 1935, à son retour en France, fort de son aura et de son sens de la communication exceptionnel, il acquiert une notoriété médiatique grâce à de nombreuses conférences et articles sur ses aventures, dans des revues diverses.
En 1936, il réalise l'exploit de traverser le Groenland en traîneaux à chiens, d'ouest en est, avec ses compagnons Robert Gessain, Michel Pérez et le Danois Eigil Knuth. Arrivé à l'est, il reste quatorze mois seul à Kangerlussuatsiaq au sein d'une famille Inuit « comme un Eskimo parmi les Eskimos ». Aventure durant laquelle il a une liaison avec Doumidia, une « ravissante » jeune inuit de dix-neuf ans (il en a vingt-neuf).
À son retour en France à bord du Quest de Gaston Micard, il rencontre un nouveau grand succès médiatique et scientifique grâce à ses nombreuses conférences et articles de presse et de revue diverses et publie pour le Musée de l'Homme les résultats de son étude ethnologique et ses nombreuses notes et dessins sur la culture traditionnelle groenlandaise entièrement organisée autour du phoque.
En 1938, avec Michel Perez et le commandant Jacques Flotard (armée des Alpes), il effectue un raid transalpin Nice / Chamonix en traîneaux à chiens pour démontrer, avec succès, que les techniques polaires peuvent pallier les problèmes de transport d'hommes et de matériel en cas d'hiver rigoureux.
En 1942, il s'engage dans l'US Air Force comme GI, avant de devenir, grâce à sa connaissance du milieu polaire, lieutenant-instructeur, pilote et parachutiste. Il prend par la suite le commandement d'une des escadrilles « recherche et sauvetage » de pilotes perdus en milieu polaire pour l'Alaska, le Canada et le Groenland et obtient à ce titre la double nationalité française et américaine.
Rentré en France en , il est démobilisé en et se marie le , avec Éliane Decrais (1918-2017) dont il a un premier fils le , Jean-Christophe[11] puis les jumeaux Stéphane et Daphné le . Le , il aura un autre fils Teva (sculpteur) avec sa seconde femme Colette[12].
Chef des Expéditions polaires françaises (1947-1976)
De 1947 à 1976, il dirige les Expéditions polaires françaises. Au cours de ces vingt-neuf années, 150 expéditions sont menées, dix-sept d'entre elles qu'il vit et dirige personnellement en Terre Adélie en Antarctique et quatorze au Groenland en Arctique avec, entre autres, comme cadreurSamivel.
Paul-Émile Victor réalise en 1956 son premier voyage en terre Adélie. Il y installe, trois ans plus tard, la base antarctique Dumont d'Urville et la base Charcot 320 km vers l'intérieur du continent Antarctique. Pour progresser sur les zones glaciaires il fait fabriquer par l'intermédiaire de la Someto des chenilles spéciales dessinées par M. Cousin.
Le , il épouse en secondes noces à Tahiti, Colette Faure, une hôtesse de l'air qui vit dans une péniche voisine de la sienne, amarrée sur la Seine à Paris, dont il a un fils : Teva[14], né le . C'est Colette qui lui fait découvrir le livre Printemps silencieux (Silent Spring) de l'océanographe américaine Rachel Carson, ouvrage qui le décide à s'investir pleinement dans le mouvement écologiste[15].
Les Expéditions Polaires Françaises, après avoir été intégrées dans l'Institut Français pour la Recherche et la Technologie Polaires (IFRTP), ont laissé la place, au début des années 2000, à l'Institut polaire français Paul-Émile-Victor (IPEV), basé à Brest.
Retraite en Polynésie (1976-1995)
En 1977, il réalise son second rêve d'adolescent : avec sa femme Colette et leur fils, ils s'installent en Polynésie française sur leur motu, vierge, le Motu Tane (« l'île de l'homme » en langue tahitienne) à Bora-Bora, où il passe sa retraite à rédiger ses mémoires et des articles tout en dessinant beaucoup et en jouant encore, à l'occasion, de son énorme aura médiatique dans des causes diverses, et en recevant le gotha scientifique planétaire de passage dans cette île paradisiaque.
Les 5 et a lieu à l'hôtel Drouot la vente de sa bibliothèque polaire et de voyages. Le catalogue comporte une intéressante introduction de Paul-Émile Victor expliquant les raisons de la vente : « il n'est guère possible de faire venir mes 125 mètres linéaires de ma bibliothèque polaire » et « raison profonde… je ne veux pas qu'ils aillent se noyer dans une bibliothèque de Musée… »[16].
En 1987, pour fêter ses 80 ans, il retourne en février en terre Adélie, accompagné de quatre adolescents, son fils de 15 ans et trois étudiants français qui ont gagné un concours organisé par les Explorations polaires françaises et le journal Science et Vie[17]. Puis, le , il pose pour la première fois le pied au pôle Nord avec l'expédition polaire en ULM de Hubert de Chevigny et Nicolas Hulot.
En 1988, sur son île, il est frappé par un accident vasculaire cérébral qui le paralyse à moitié, mais dont il récupère en grande partie.
En est inauguré le « musée polaire Paul-Émile-Victor » à Prémanon, près des Rousses à 30 km de Saint-Claude, dans le Jurafranc-comtois de son enfance, où il effectue de nombreux séjours lorsqu'il est en France. Ce musée fondé avec son ami jurassien Pierre Marc devient en 1998 le « Centre polaire Paul-Émile Victor », qui fermera définitivement ses portes le pour faire place à l'Espace des Mondes Polaires Paul-Émile Victor.
Écrivain, dessinateur, protecteur de la nature avant l'heure, homme de cœur, de contact et de communication, « PEV » (comme l'appellent ses amis) a laissé en héritage - outre un institut polaire et un musée - un état d'esprit, celui qui a guidé sa vie d'explorateur et d'humaniste passionné, ouvert sur le monde et sur les autres. Depuis son plus jeune âge, il a porté et défendu des valeurs partagées avec le scoutisme telles que :
l'esprit d’équipe, le sens du partage et de l’intérêt général, voire de l'intérêt national ;
le sens de la responsabilité, personnelle et planétaire ;
l'intégrité, l'indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques et financiers ;
la curiosité, l'ouverture, la confiance en l’autre ;
le sens de la transmission, l'écoute et le soutien aux générations futures…
C'est pour pérenniser sa mémoire, son œuvre, ses convictions et ses valeurs que ses quatre enfants ont créé le fonds de dotation Paul-Émile-Victor, appelé, entre autres, à initier, monter ou soutenir tout projet, sportif ou non, polaire ou non, en concordance avec ces valeurs, fondamentalement humaines.
Construit juste à côté et ouvert en , l'Espace des Mondes Polaires est dédié à l'exploration et à la connaissance des mondes arctique et antarctique, tout en œuvrant, tant par son architecture que par sa démarche pédagogique pour les grands et les petits, à la protection de la planète et au développement durable.
Citations
« Ce n'est pas ce que nous sommes qui nous empêche de réaliser nos rêves ; c'est ce que nous croyons que nous ne sommes pas »[19].
« Parmi mes semblables, je me croyais un autre. Parmi les Eskimos, je me sentais l'un des leurs. […] J'avais appris à être un homme. J'étais devenu un homme »[20].
« Le scoutisme a marqué toute ma vie et m'a aidé à la réussir. Aujourd'hui encore, à 83 ans, je réalise fréquemment à quel point je suis resté scout. »[21]
« La nostalgie, c'est quelque chose qui vous grignote, qui vous amoindrit, c'est quelque chose qui est basé sur le passé, on vit pas dans le passé et les gens qui vivent dans le passé comme je dis sont des vieux. On vit demain, après demain, ou pour dans 50 ans. Moi je vis pour dans 500 ans »[22].
« Il y a une chose dont je suis absolument certain, c'est que si on se prend au sérieux, on ne peut pas faire de travail sérieux. Pour faire du travail sérieux, il ne faut pas se prendre au sérieux, car c'est le seul moyen d'avoir la possibilité de faire une auto-critique. Et si on se prend au sérieux, on ne fait pas d'auto-critique. »[23]
« Les vieux aventuriers ne meurent pas, ils disparaissent, ils s'évanouissent… »[23]
« La seule chose promise d'avance à l'échec, c'est celle que l'on ne tente pas »[24].
« Nous n'avions pour eux aucune haine. Ils faisaient métier de loups comme nous faisions métier d'hommes. Ils étaient créatures de Dieu. Comme nous. Ils étaient nés prédateurs. Comme l'homme. Mais ils étaient restés prédateurs, alors que l'homme était devenu destructeur »[25].
« Le présent est toujours autre chose, et c'est de ce présent qu'il faut toujours repartir. À chaque seconde il faut repartir pour la suivante. Si on ne repart pas, on stagne et on crève »[26].
Œuvres écrites par Paul-Émile Victor
1938 : Boréal - récit - Grasset
1939 : Banquise - récit - Grasset
1939 : Jeux de ficelle chez les lapons nord occidentaux, Stockholm - publication scientifique, ethnographie
1940 : Expéditions françaises au Groenland, 1934-1937. Contributions à l'ethnographie des eskimos d'Angmagssalik (jeux d'enfants et d'adultes chez les Eskimo d'Angmagssalik. Les jeux de ficelle "cats' craddle"), éd. C.A. Reitzels Forlag Copenhague - publication scientifique, ethnographie
1941 : La Poterie pré-caraïbe à la Martinique - publication scientifique, ethnographie
1942 : Polar survivol, US Air Force - publication technique
1942 : Polar technics, US Air Force - publication technique
1948 : Coutumes et techniques de la piste blanche - ethnographie
1948 : Apoutsiak, le petit flocon de neige - album pour enfants - Flammarion
1949 : Techniques; chasse, piégeages, pêche, pour survivre dans les régions polaires
1951 : Poèmes esquimau - Seghers
1951 : Groenland 1948 -1949 90 photographies en noir et en couleurs de J-J.Languepin, M Ichac, J.Masson. - Arthaud
1952 : Aventure esquimau - Julliard, Coll. La Croix du Sud - récit ethnographique
1953 : La Grande faim - Julliard - récit ethnographique
1953 : Glaciology of the Groenland ice-cap, Georgetown University USA - glaciologie
1956 : Les Explorations polaires - Nouvelle librairie de France
1958 : Pôle Sud - Hachette
1958 : Progrès des techniques polaires - Nathan
1960 : Aventures aux pôles - Ima
1960 : Les Glaces - Larousse
1960 : Exposition Groenland. Le Danemark arctique. Catalogue de l'exposition à la Maison du Danemark 1960 (ouvrage collectif)
1961 : La Voie lactée - Julliard
1962 : Biologie antarctique et logistique - EPF
1962 : L'Homme à la conquête des pôles - Plon - histoire
1963 : Pôle Nord - Hachette
1963 : À l'assaut des pôles - RST
1963 : Aventures aux quatre coins du monde - Ima
1963 : Pilote de terre Adélie - EPF
1966 : Tahiti - Hachette
1967 : Pôle Nord - Pôle Sud - Hachette - histoire, géographie, géologie
1968 : Sur la piste blanche - Robert Laffont - technique
Quatre du Groenland, film de l'expédition de 1936 (30 min.), réalisé par Fred Matter.
La vie des Français en terre Adélie, film documentaire (76 min.) sur son dernier voyage en terre Adélie, et ses adieux aux Expéditions Polaires Françaises (1976), réalisé par Jacques Ertaud.
Paul-Émile Victor, Retour vers le futur, ou quand PEV retourne en terre Adélie pour ses 80 ans, film documentaire (30 min.) réalisé par Dominique Martial (1986).
Paul-Émile Victor, Un rêveur dans le siècle, film documentaire (3 × 52 min.) réalisé par Jean-Louis Comolli (1990).
Paul-Émile Victor, Voyage(s) d'un Humaniste, film documentaire (52 min.) de Aubin Hellot (1999).
Dans les pas de Paul-Émile Victor, l'aventure polaire, film documentaire (52 min.), réalisé par Stéphane Dugast (2006).
Paul-Émile Victor, J'ai horreur du froid, film documentaire (52 min.), produit par Ekla Productions (http://www.ekla-prod.com/) et réalisé par Stéphane Dugast (2019).
↑C'est dans la Marine nationale que Henry Léon, un ami matelot, interprète mal ses initiales PEV et « croit lire Paul-Émile au lieu de Paul-Eugène. Estimant sans doute que ce prénom sonne mieux, Victor l'adopte ». (Garde 2006, p. 5).
↑Après avoir fait des études aux États-Unis, Téva présente et coréalise des émissions de télévision documentaires sur la découverte des paysages naturels du monde et de leurs habitants sur France 3 et sur La Cinquième et une série de documentaires sur la Polynésie française traditionnelle.
↑Jean-Étienne Huret, Paul-Émile Victor : Bibliothèque Polaire et de voyages Autographes, manuscrits personnels, philatélie polaire… souvenirs des expéditions Byrd, Charcot, Mawson, Scott, Shackleton, Paris, Ader Picard Tajan, , 40 p.
↑Sources : La Dépêche du Midi et The Mercury, Hobart, l'Australie .
↑Jean-Yves Camus et René Monzat, Les Droites nationales et radicales en France : répertoire critique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, , 526 p. (ISBN2-7297-0416-7), p. 383.
↑Paul-Émile Victor, Dialogues à une voix, 1995, Éd. Robert Laffont, p. 218.
↑Paul-Émile Victor, L'Iglou, Coffret autobiographique t.2, 2005, Transboréal, p. 370.
Thierry Fournier, Paul-Émile Victor, biographie d'un explorateur polaire, thèse de fin d'études de l'École nationale des Chartes, 2001 - Biographie de Paul-Émile Victor.
Chez les Eskimo avec Paul-Émile Victor et Robert Gessain, Éditions du Muséum national d'histoire naturelle, 1989. Sélection d'objets et documents rapportés lors des expéditions de 1934-1936.
Marianne Monestier, Paul-Émile Victor ou l'aventure intelligente, Éditions Desclée de Brouwer, 1974, 111 p.
Roger Cans, Les Flibustiers de la science - Bombard, Cousteau, Tazieff, Victor, Éditions Sang de la terre, 1997, 260 p. (ISBN9782869850927).
Pierre Marc, Exquis Mots, Repères et messages d'un explorateur qui ne se prenait pas au sérieux, Éditions Pierron, 2000, 205 p. (ISBN2708502425).