François-René Tranchefort considère que la composition de ces « brefs poèmes symphoniques pour piano » se situe « au plus tard en 1863[1] ». Les deux pièces sont achevées au couvent de l'Église Madonna del Rosario[2], où il reçoit la visite du papePie IX[3]. De son côté, Guy Sacre s'interroge : « Est-ce le séjour à Rome, dans le giron du catholicisme, qui le poussa à écrire ces « légendes franciscaines » qui sont peut-être les dernières œuvres où il consent à manier le piano en virtuose[4] ? »
Le 15 août 1865, Franz Liszt se rend à Budapest pour y diriger la première exécution de Die Legende von der heiligen Elisabeth et de la Dante-Symphonie qui « reçoit un accueil triomphal. Au cours d'un concert, il se remet au piano en public pour la première fois depuis bien longtemps, et joue les deux Légendes des deux saints François[7] ».
Présentation
L'œuvre est en deux mouvements, qu'Émile Haraszti rattache au chapitre 16 des Poètes franciscains en Italie de Frédéric Ozanam, et au chapitre 35 de la Vita di S. Francesco di Paola[8] (et dont certaines partitions reproduisent les textes) :
« Saint François d'Assise. La Prédication aux oiseaux » en la majeur, à quatre temps (noté )Allegretto — Recitativo — Solennemente — Dolcissimo — Dolce ;
« Saint François de Paule marchant sur les flots » en mi majeur, à quatre temps (noté )Andante maestoso — Allegro maestoso ed animato — Lento.
La durée d'exécution de chaque pièce « n'excède pas les dix minutes[10] ».
Parcours de l'œuvre
I. « Saint François d'Assise. La Prédication aux oiseaux »
La première Légende, consacrée à la prédication de François d'Assise aux oiseaux[1], débute par « huit pages tout emplies du bruissement des sources, du pépiement, du gazouillis des oiseaux. Le concert pourrait durer à l'infini, paradisiaque. Sur le dernier accord arpégé s'élève la voix du saint (dolce parlante), reprend, attend le silence (en ré bémol majeur, solennemente) et, l'ayant obtenu, commence la prédication. Sans même ce programme, ce seraient », selon Guy Sacre, « sept ou huit minutes de pure poésie sonore, de pure magie du clavier[11] ».
Selon une tradition bien établie[2], Liszt compose cette pièce après avoir écouté « le ballet des moineaux dans les grands arbres » autour de l'Église Madonna del Rosario : « Liszt écoute leur liesse et se met au piano. La légende est jolie. L'œuvre également. Cette merveille de délicatesse, étonnamment moderne, rivalise d'inventivité pour traduire au piano le babil des oiseaux[12] ».
Vladimir Jankélévitch comprend ces mesures « en état de prélude et d'attente prophétique », suivies d'« une oasis de recueillement et de rêverie. Au moment où François d'Assise va commencer sa prédication, les concerts d'oiseaux dans l'aigu s'interrompent ; après une pause solennelle, la voix du saint fait entendre son récitatif[13] ».
Alan Walker décrit « le sermon [qui] s'élève vers les cieux en une série d'accords solennels dont les harmonies, qui vont s'élargissant, suggèrent que Dieu lui-même observe la scène avec bienveillance[14] ».
II. « Saint François de Paule marchant sur les flots »
Toute cette pièce, que Louis Aguettant rapproche du poème symphoniqueMazeppa, est « construite sur un thème en mi majeur, d'une majestueuse sérénité, qui tient à la fois de la marche et de la prière[15] ». Ce thème « caractérise dès les premières mesures la personnalité du saint franchissant le détroit de Messine, sa foi robuste, sa tranquille assurance face à l'agitation des flots[1] ».
Considérant l'importance des « gammes, arpèges, doubles notes, etc. » dans cette pièce, Olivier Alain compte la Légende Saint François de Paule« parmi les plus belles études de main gauche[16] ». L'instrument s'aventure alors dans « le mystère chromatique des basses, et l'on est longtemps à deviner où veut en venir cette alternance énigmatique de l'orage et de la pastorale », mais Vladimir Jankélévitch soutient que « l'improvisateur ne chercherait pas s'il n'avait déjà trouvé[17] » : ce « cantique de Saint François de Paule marchant sur les flots qui n'est ni enroulé autour des arpèges ni suspendu aux trilles, mais flotte sur les profonds remous des basses, recherche dans le grave ce mélange d'océan et de brume d'où naîtra la musique[18] ».
La pièce « est conclue en « action de grâces » victorieuse : sur le thème initial de choral poudroient les rayons d'une lumière d'apothéose, d'une sorte d'Alléluia[19]… » Vladimir Jankélévitch analyse l'emploi de mi majeur dans l'oeuvre de Liszt, « tonalité hymnique. Les quatre dièses généreux expriment tantôt la Foi triomphante, tantôt l'Amour vainqueur. La musique en mi majeur est décidément la musique des royales effusions du cœur[20] », que l'on retrouve dans « les moments triomphaux du Christus », par exemple[21].
De même que Guy Sacre entend dans ces pièces un « poème de l'air » et un « poème de l'eau »[11], Frédéric Martinez observe que « recueillement ne rime pas avec claustration dans le vocabulaire lisztien[23] ». Olivier Alain identifie le contraste entre les pièces par « l'emploi systématique des régions extrêmes [du clavier] » : « sous-grave (« tempêtes » à la main gauche pour Saint François de Paule) et suraigu pour Saint François d'Assise (d'une façon quasi continue)[24] ». Vladimir Jankélévitch approfondit cette observation sur les « registres extrêmes », puisque « Liszt ne respire que dans l'immensité[25] » : « le diptyque des Légendes résume en quelque sorte cette opposition polaire. D'une part l'air du firmament, à travers lequel le signe de la croix partage les quatre points cardinaux, de l'autre les eaux profondes au-dessus desquelles la Genèse rapporte que flottait l'Esprit de Dieu[26] ».
Alan Walker devine dans Saint François de Paule marchant sur les flots « la morale de la légende, selon Liszt lui-même, que les lois de la foi sont plus puissantes que les lois de la nature[27] ». Pour Vladimir Jankélévitch, « Orphée, Ce qu'on entend sur la montagne, La Bataille des Huns et jusqu'à François d'Assise prêchant aux petits oiseaux marquent tous, chacun à sa manière, une victoire de l'homme et de l'humain sur la bestialité[28] » : ainsi, « le vautour de Prométhée deviendra le rossignol de Saint François[29] ».
Postérité
Arrangements
Selon Alfred Brendel, Bernhard Stavenhagen, l'un des derniers élèves de Liszt, a réalisé « un arrangement si ampoulé de la deuxième Légende que l'original semble une version édulcorée pour débutants[30] ». Vladimir Horowitz a donné sa propre version lors d'un concert à Carnegie Hall en 1947.
Liszt orchestre les deux pièces[34] aussitôt après les avoir composées, en octobre 1863[35], sous le numéro S. 354 (ou S. 113a) dans le catalogue de ses œuvres[36]. Cette version pour orchestre, retrouvée seulement en 1975 au sein des archives d'un élève de Liszt, August Göllerich, est publiée à Budapest en 1984, par Ervin Lukács[37]. Cependant, Olivier Alain considère déjà l'écriture de Saint François de Paule par « plans sonores » comme « une orchestration pianistique[38] ».
Influences
Alan Walker entend dans La Prédication aux oiseaux« le lien historique entre Le Coucou de Daquin et le Catalogue d'oiseaux de Messiaen[39] ». Vladimir Jankélévitch met aussi cette Légende en perspective : « Le Ballet des oiselets dans les Tableaux d'une exposition de Moussorgski contraste par ses acidités, ses stridences, son réalisme un peu aigre avec la musicalité mélodieuse des concerts d'oiseaux qu'on entend dans le François d'Assise de Liszt, tout comme le rossignol de Stravinsky contraste avec les harmonieux rossignols de Rimski-Korsakov. Le Catalogue d'oiseaux de Messiaen veut être, sans les onomatopées littéraires et les conventions imitatives d'un Daquin ou d'un Saint-Saëns, la fidèle notation des vrais chants d'oiseaux[40] ».
Jankélévitch rapproche « la Fevronia de Rimski-Korsakov et le François d'Assise de François Liszt dans la Prédication aux oiseaux : le chant de l'homme, d'abord récit expressif, puis cantique, naît de cette rumeur informe et inarticulée, mais inspirante, que les oiseaux font dans le clair-obscur des sous-bois[41] ». Il perçoit encore l'influence de Saint François de Paule sur Ondine (Gaspard de la nuit) et de Saint François d'Assise sur Noctuelles (Miroirs) dans l'œuvre de Ravel[42].
Les Deux légendes de Liszt annoncent d'autres associations de l'air et de l'eau : « Gabriel Dupont et Claude Debussy écrivent l'un la Chanson du vent et la Chanson de la pluie, Mon frère le vent et ma sœur la pluie à côté des marines de La Maison dans les dunes, l'autre Nuages à côté de Sirènes (Nocturnes), Ce qu'a vu le vent d'ouest et Le Vent dans la plaine après La Mer, cependant que La Mer elle-même fait dialoguer le vent et l'océan… L'air n'est-il pas le véhicule du son qui se propage à travers l'espace ? Dans le diptyque de ses Légendes pour piano, Liszt confrontait ainsi le haut et le bas, François d'Assise dialoguant avec les créatures aériennes, François de Paule marchant sur les flots ; les trilles aigus de la dextre, les graves trémolos à la sénestre[43] ».
Guy Sacre insiste sur la parenté des « cascatelles d'arpèges » de la première Légende avec les Jeux d'eau de Ravel, et surtout des « flots démontés, de la mer hurlante et tumultueuse » de la seconde Légende avec Ce qu'a vu le vent d'ouest de Debussy et les Sillages de Louis Aubert« pour retrouver une telle force d'évocation[11] ».
↑(en) Antoni Pizà(en), « Musical Inspiration as Seen through the Artist's Eyes » [« L'inspiration musicale vue à travers les yeux de l'artiste »], RIdIM/RCMI Newsletter, New York, Research Center for Music Iconography, The Graduate Center, vol. 14, no 2, , p. 5-10 (ISSN0360-8727, OCLC6032975866, lire en ligne), p. 8.
↑Le coffret « Les années Philips » a été distingué d'un « 8 » par Jacques Bonnaure dans le magazine Répertoire no 43 et d'un « Diapason historique » dans le magazine Diapason.
↑Lors de sa sortie le disque a été distingué par « 5 » clés dans le magazine Diapason et « 4 » dans Compact Magazine.
↑Lors de sa sortie, ce disque a été froidement critiqué par Gérard Gefen, dans le magazine Compact no 14, novembre 1986, p. 48 : « Je ne me sentirai pas le courage d'ironiser sur l'ennui que distille cette exécution d'une platitude exemplaire, où la brutalité remplace la dynamique, la vulgarité le romantisme et la complaisance le lyrisme ».
Guy Sacre, La musique pour piano : dictionnaire des compositeurs et des œuvres, vol. II (J-Z), Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », , 2998 p. (ISBN978-2-221-08566-0), p. 1665-1742.
Olivier Alain, « Liszt, le novateur. Essai de recensement », dans José Bruyr, Bernard Gavoty, Antoine Goléa, Claude Rostand et al., Liszt, Paris, Hachette, coll. « Génies et réalités » (no 31), , 295 p., p. 233-266.
Pierre-Antoine Huré et Claude Knepper, Liszt en son temps : documents choisis, présentés et annotés, Paris, Hachette Littératures, coll. « Pluriel Arts » (no 25), , 669 p. (ISBN2-01-279272-3).
Alan Walker (trad. de l'anglais par Odile Demange), Franz Liszt [« Franz Liszt : The Final years, 1861–1886 »], t. II : 1861–1886, Éditions Fayard, coll. « Bibliothèque des grands musiciens », , 686 p. (ISBN2213601828, OCLC41176301), p. 72-75.