Les Tatars de Crimée sont constitués de peuples turcs et de descendants de Mongols installés au XIIIe siècle dans la péninsule de Crimée. D'abord intégrés à la Horde d'Or, entre les XVe et XVIIIe siècles ils ont constitué le khanat de Crimée gouverné par un descendant de Gengis Khan, qui soumit puis incorpora la Horde d'Or (1502). Mais dès 1475 il était devenu un protectorat de l'empire ottoman, puis fut finalement défait par Potemkine et incorporé à l'Empire russe en 1792.
Victimes en 1944 d'une déportation massive ordonnée par Staline, et quoique beaucoup aient pu y revenir à partir de 1989, les Tatars ne représentent actuellement qu'environ 10 % des environ 2 400 000 habitants de l'actuelle république de Crimée, conséquence de cette « politique ethnocidaire » qu'ils ont subie[6].
Les Tatars de Crimée étaient craints et haïs pour leurs raids dévastateurs en Ukraine, Russie, Moldavie, Valachie, Transylvanie et Hongrie (où le dernier raid tatar eut lieu en 1717[7])[8]. Ces raids se déroulèrent régulièrement du milieu du XIIIe siècle au milieu du XVIIIe siècle. En 1571, les Tatars de Crimée prirent et brûlèrent Moscou. Ils pratiquèrent jusqu'au XVIIIe siècle le commerce d'esclaves capturés en Europe orientale et dans le Caucase avec l'Empire ottoman et le Proche-Orient. Le port de Caffa (Kefe) était un de leurs principaux marchés aux esclaves. Les anciennes affirmations[9] faisant état de plus de trois millions de personnes, principalement des Ukrainiens, Russes, Biélorusses et Polonais, capturées et asservies à la suite des incursions des Tatars de Crimée, sont exagérées. À l'inverse, celles de l'historien polonais Andrzej Dziubiński, estimant qu'au XVIe siècle le nombre de Slaves vendus par les Tatars aux Ottomans atteignait en moyenne autour d'un millier par an, sont minorées. L'historien anglais Alan Fischer estime quant à lui qu'entre 1475 et la fin du XVIIe siècle plus d'un million d'esclaves furent pris en Pologne-Lituanie, essentiellement dans ce qui est aujourd'hui l'Ukraine, et vendus en Crimée. À ces ventes effectives sur les marchés s'ajoutent les massacres commis pour les captures, et les morts au cours du transport.
Outre le pillage et le commerce d'esclaves, les Tatars de Crimée avaient comme ressource l'élevage (notamment de chevaux, surtout pratiqué par les Roms dits Tataritika Roma qui leur servaient aussi d'éclaireurs, de charrons et de goujats)[10], l'agriculture (fréquemment pratiquée par des esclaves slaves ou moldaves) et le commerce (en particulier la vente de chevaux très réputés, de fruits secs et de fourrures, notamment vers l'Empire ottoman, leur principal débouché).
Les Tatars de Crimée furent en guerre quasi permanente contre les puissances chrétiennes voisines, notamment la Russie et la Pologne-Lituanie, qui armèrent contre eux des troupes irrégulières d'hommes libres vivant dans le pays : les Cosaques. Ceux-ci adoptèrent le même style de vie et se livrèrent aussi au pillage. Les Cosaques pillèrent non seulement les Tatars, mais parfois aussi les chrétiens catholiques d'obédience polonaise ou les juifs. Ils vécurent dans ce que la Russie appela l’« Ukraine », littéralement sa « marche-frontière », peuplée de « Ruthènes » ou « Petits-Russiens » (comme on appelait alors les Ukrainiens).
Empire russe
En 1792, l'Empire ottoman perdit une guerre de cinq ans contre l'Empire russe et dut lui céder la Crimée : les Tatars de Crimée se trouvèrent dès lors soumis à leurs anciennes victimes. Ils durent rendre les armes, libérer tous les esclaves chrétiens, céder leurs Roms aux monastères et seigneurs russes, et un grand nombre d'entre eux s'enfuirent dans l'Empire ottoman, notamment en Dobrogée, en Bulgarie, en Anatolie et dans le Caucase. Au cours des décennies suivantes, ils devinrent minoritaires en Crimée, car l'Empire russe y installa un grand nombre d'agriculteurs russes, ukrainiens et allemands.
La guerre de Crimée de 1853 et les lois de 1860-1863 et 1874 provoquèrent un nouvel exode des Tatars de Crimée vers des territoires ottomans — aujourd'hui la Bulgarie, la Roumanie et la Turquie. Ceux de la côte sud étaient réputés pour leurs connaissances en jardinage, leur honnêteté et leurs habitudes laborieuses. Les Tatars de montagne ressemblent beaucoup à ceux du Caucase, alors que ceux de la steppe (les Nogaïs) sont certainement d'origine mélangée entre des Turcs et des Mongols.
En 1967, un décret annula les accusations du NKVD portées contre les Tatars de Crimée déportés, mais le gouvernement soviétique ne prit aucune mesure concrète pour faciliter leur réinstallation en Crimée, ni pour réparer les pertes humaines et les confiscations. Les retours ne furent qu'individuels.
Ukraine
Le retour collectif a commencé avec la dislocation de l'URSS à partir de 1989. Plus de 250 000 Tatars sont retournés en Crimée, luttant pour rétablir leurs vies et réclamer leur autonomie et leurs droits culturels. Cette communauté, qui représente plus de 12 % de la population (19,4 % en 1939) de la Crimée, est malgré tout confrontée à beaucoup d'obstacles sociaux et économiques, comme la ghettoïsation, car la plupart des rapatriés vivent concentrés dans des immeubles vétustes à la périphérie des villes, ce qui ajoute à leur isolement.
Les problèmes que rencontrent les Tatars sont importants et portent d’abord sur :
l'emploi (taux de 60 % de chômage), l’instruction, la sécurité sociale, les soins de santé dont le coût est prohibitif ;
le logement (constitué généralement de logements ne répondant souvent pas aux normes) ;
la protection culturelle et linguistique, alors que la presque totalité des Tatars de Crimée sont russophones et qu'il faut leur faire découvrir la langue de leurs ancêtres.
Depuis 1991, la défense des intérêts des Tatars est prise en charge par une organisation, le Mejlis (assemblée) des Tatars de Crimée qui, le de cette même année, déclara la souveraineté des Tatars de Crimée et adopta un hymne national, ainsi qu'un drapeau, le Qırımtatar bayrağı ou Kök bayraq. Depuis 1998, l'organisation envoie 14 députés au parlement ukrainien (Rada), dont son leader, Mustafa Abdülcemil Qırımoğlu. Elle est soutenue financièrement par la Turquie.
Le Premier ministre de Crimée Sergueï Aksionov signe le un accord de coopération économique avec le président de la république du Tatarstan, Roustam Minnikhanov, dont la priorité est l'aide aux Tatars de Crimée[13]. Cependant, la langue d'origine et l'histoire des Tatars du Tatarstan et des Tatars de Crimée sont différentes. Seuls le sunnisme, l'appartenance aux peuples de l'ex-URSS (avec le russe comme langue véhiculaire) et une très lointaine origine ethnique les rapprochent.
Le , l'une des figures politiques des Tatars, Moustafa Djemilev, se voit interdire par Vladimir Poutine d'entrer sur le territoire de la Crimée[14].
Le président Poutine signe un décret le concernant la réhabilitation des Tatars de Crimée, en tant que peuple réprimé sous Joseph Staline. Ce décret inclut des mesures pour le développement des autonomies culturelles nationales, pour l'accès à l'apprentissage des langues des peuples opprimés, pour le développement de leur artisanat et d'entreprises locales, et pour leur développement socio-économique[15].
En 2016, l'Assemblée générale des Nations unies condamne les mesures et pratiques de discrimination à l'encontre des Tatars de Crimée ainsi que d'autres groupes ethniques et religieux par la Russie. Elle réclame également que la Russie révoque la décision de considérer le Mejlis comme une organisation extrémiste[16]. La même année, une unité paramilitaire spéciale formée de volontaires Tatars de Crimée est constituée en Ukraine pour combattre les séparatistes prorusses à l'Est du pays.
La chanteuse d'origine tatare de Crimée, Jamala, remporte l'Eurovision en 2016 et est aujourd'hui fort populaire dans toute l'Ukraine et les pays environnants.
↑Maxime Deschanet, Les Tatars de Crimée au XVIIe siècle dans Pierre Chevalier, "Histoire de la guerre des Cosaques contre la Pologne", Paris, 1663, , 26 p. (lire en ligne), p. 11-12.
↑Institut Thomas More, Jean-Sylvestre Mongrenier : "Les Tatars de Crimée". 19 mai 2014 [1]
↑Géza Dávid, Pál Fodor, Ransom Slavery Along the Ottoman Borders: (Early Fifteenth - Early Eighteenth Centuries), BRILL, 2007, p. 203.
↑Au XIXe siècle encore, en Hongrie, on disait aux enfants turbulents, pour leur faire peur : jönnek a tatárok (« les Tatars arrivent... ») (Auguste de Gérando, La Transylvanie et ses habitants, volume I, Imprimeurs-Unis, Paris, 1845, p. 388 (lire en ligne)).
↑Stéphane Zweguintzow, « Les Roms dans la C.E.I. », Échos de Russie et de l'Est, no 24, jan.-février 1995, p. 16, Éd. B. de Saisset, (ISSN1250-8659). Goujat doit ici s'entendre dans son sens premier de « valet d'armée ».
↑Le Temps, 30 decembre 2023, Camille Pagella : "En Ukraine les Tatars de Crimée se battent aussi pour leur histoire" [2]
↑Jean-Jacques Marie, Les peuples déportés de l'Union soviétique, éd. Complexe, 1995, p. 103 (ISBN2-87027-598-6)
Grégory Dufaud, Les Tatars de Crimée et la politique soviétique des nationalités, Non lieu, Paris, 2011, 439 p. (ISBN978-2-35270-096-8) (texte remanié d'une thèse)
(en) Alan W. Fisher, The Crimean Tatars, Hoover Institution Press, Stanford, Calif., 1978, 264 p. (ISBN0817966617)
Aurélie Campana et Sophie Tournon, « Mobilisations politiques et identitaires des Tatars de Crimée et des musulmans de Meskhétie » in : Les déportations en héritage : Les peuples réprimés du Caucase et de Crimée hier et aujourd'hui, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010 (ISBN9782753567054) DOI10.4000/books.pur.106065[3]
(en) Paul Robert Magocsi, This blessed land : Crimea and the Crimean Tatars, Chair of Ukrainian Studies, University of Toronto, 2014, 152 p. (ISBN978-0-7727-5110-2)
(en) Brian Glyn Williams, The Crimean Tatars : the diaspora experience and the forging of a nation, Brill, Leiden, Boston, Köln, 2001, 488 p. + pl. (ISBN90-04-12122-6)
Christoph Pan, Beate Sibylle Pfeil, Michael Geistlinger, National Minorities In Europe, Purdue University Press, 2004 (ISBN978-3700314431) : « The Peoples of Europe by Demographic Size », table 1, p. 11f.