Ses parents naturels sont la reine Hortense (épouse légitime de Louis Bonaparte) et son amant le général Charles de Flahaut. Hortense, mère par ailleurs de Louis-Napoléon Bonaparte (futur Napoléon III), accoucha discrètement de son quatrième fils en Suisse où elle réside plutôt qu'à Paris. Son acte d'état civil le dit fils de Louise-Coralie Fleury, épouse d'Auguste-Jean-Hyacinthe Demorny, propriétaire à Saint-Domingue et demeurant à Villetaneuse. Le sieur Demorny, officier subalterne à la solde de Joséphine de Beauharnais, mère d'Hortense, accepta de donner son nom au bébé puis s'éclipsa rapidement après avoir probablement monnayé son patronyme[4].
Morny évoquait son ascendance avec humour en ces termes : « Dans ma lignée, nous sommes bâtards de mère en fils depuis trois générations. Je suis arrière-petit-fils de roi, petit-fils d'évêque, fils de reine et frère d'empereur ». Son père, Charles de Flahaut, n'était pas lui-même le fils du comte de Flahaut, de trente-sept ans plus âgé que son épouse Adélaïde de Souza, mais de celle-ci et de son amant Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord[5]. Son prénom, Charles, vient probablement de son père et de son grand-père naturels.
La mère d'Adélaïde, Irène du Buisson de Longpré, avait été une des maîtresses de Louis XV, dont elle eut une fille naturelle, Marie Françoise Julie Constance, épouse du marquis de Marigny, frère unique de la marquise de Pompadour. C'était assez pour permettre à Adélaïde de se dire fille de Louis XV, ce qui est improbable ; elle n'était d'ailleurs pas la fille de Charles François Filleul, l'époux de sa mère, mais plutôt du richissime Étienne-Michel Bouret, fermier général[6].
Officier, industriel et député de la République
Il est élevé sous la garde de parents nourriciers rétribués puis à partir de 1816 par sa grand-mère paternelle, Adélaïde de Flahaut, remariée à don José Maria de Souza-Boltelho, diplomate au service du roi du Portugal. Il grandit dans les milieux orléanistes. Il voit sa mère Hortense, alors en exil, pour la première fois à 18 ans et c'est à cette époque qu'il décide de détacher la première syllabe de son patronyme et d'en faire une particule en signant dorénavant « de » Morny[7]. Il commence sa carrière sous la monarchie de Juillet comme brillant officier engagé dans la conquête de l'Algérie, est fait chevalier[8] de la Légion d'honneur le pour exploits militaires[9].
Le courant passe d'abord mal entre les deux demi-frères, Morny étant orléaniste et Louis-Napoléon évidemment bonapartiste, mais le président apprécie néanmoins le dynamisme du député qui le pousse à élargir ses pouvoirs en jouant de sa popularité. Dans les heures qui précèdent le , Morny se rend à l'Opéra-Comique. À l'entracte, une dame lui demande ce qu'il fera si, comme la rumeur le laisse entendre, le Président projette de « balayer la Chambre ». Avec cynisme, il répond : « Madame, s'il y a un coup de balai, je tâcherai de me mettre du côté du manche. »[12].
De fait, Morny est la cheville ouvrière du coup d'État du 2 décembre 1851 qu'il qualifie d' « opération de police un peu rude » et qui permet au président de devenir « Prince-Président ». Son grand-père avait été l'un des instigateurs du 18 brumaire () 1799.
Son demi-frère lui confie le poste de confiance de ministre de l'Intérieur (–) pour que ses préfets tiennent bien les départements, poste qu'il abandonne cependant lorsqu'un décret de confiscation vise notamment les biens de la famille d'Orléans[13]. Ami des princes d'Orléans, il ne veut en effet pas prendre la responsabilité de la mainmise sur leurs biens, qualifiée par l'ancien président de l'Assemblée législative André Dupin de « premier vol de l'Aigle »[14].
On prête à Napoléon III cette boutade : « Comment voulez-vous que je gouverne ? L'impératrice est légitimiste, Morny est orléaniste, le prince Napoléon est républicain et je suis moi-même socialiste... il n’y a qu'un bonapartiste dans mon entourage, c'est Victor de Persigny, et il est fou !... »[15].
Nommé le Président du Corps législatif dont il neutralise habilement le pouvoir, il reste le conseiller écouté de son demi-frère et bénéficie de son inépuisable indulgence. Il est parfaitement introduit dans la haute société parisienne, et apparaît très vite comme l'un des principaux personnages de l'État ; à partir de 1854 au moins, il visite régulièrement et entretient une correspondance (en partie publiée par Geneviève Gille[16]), avec la princesse de Lieven (Dorothea von Benckendorff), qui joue une rôle politique et diplomatique majeur dans l'Europe de l'époque.
Morny profite de son importance jusqu'à la limite de la légalité[17]. Devenu le porte-parole des raffineurs de sucre auvergnats, il investit d'importants capitaux avec sa maîtresse attitrée, Fanny Mosselman - qui contribue aussi à financer son ascension politique -, dans la sucrerie de Bourdon à Aulnat, près de Clermont-Ferrand, qui est la plus ancienne de France à fonctionner.
Homme d'affaires et spéculateur parfaitement au courant des spéculations et transactions fructueuses (informé du futur tracé des boulevards haussmanniens, il y achète les terrains pour les revendre dix fois plus cher)[18], il attire auprès de lui de nombreux entrepreneurs et promoteurs. On disait de Morny : « Il suffit que l'on entende prononcer, d'un air entendu, le fameux « Morny est dans l'affaire » pour que ladite affaire attire capitaux et obtienne les autorisations nécessaires »[19].
Élu du Puy-de-Dôme, il acquiert en 1854 le château de Nades (à Nades, vers Lalizolle dans l'Allier), qui fut au XVIIe siècle la villégiature de Madame de La Fayette ; il le fait reconstruire, doter d'une ferme-modèle - qui subsiste dans l'actuel « parc de Nades » - et y reçoit fastueusement Jacques Offenbach (pour lequel il écrira le livret de l'opérette « Monsieur Choufleuri restera chez lui le... » sous le pseudonyme de Monsieur de Saint-Rémy) et Ludovic Halévy, qui séjournent et chassent sur les 2 000 hectares du domaine.
Pendant les travaux, il loge au château de Veauce, appartenant à son ami le baron de Cadier de Veauce. Le château abrite encore une grande table à gibier, présentée comme ayant été offerte par Napoléon III qui était venu y chasser, et un grand miroir provenant de Nades.
Après la victoire de Sébastopol, il se montre favorable à une alliance russe, favorisée par la mort de Nicolas Ier, auquel succède Alexandre II[21]. Il est nommé ambassadeur en Russie le , assiste au sacre d'Alexandre II, sympathise et négocie avec le ministre des Affaires étrangères Alexandre Gortchakov et mène grand train au Palais Vorontsov. Il s'éprend de la princesse Sophie Troubetskoï (1838–1896), fille de Serge Vassiliévitch et suivante de la tsarine. Son mariage le avec la jeune princesse déclenche une crise avec sa maîtresse en titre Fanny Mosselman. Associée au duc, Fanny lui réclame les bénéfices engrangés, soit 7 millions de francs et en obtient finalement la moitié[22].
Mécène éclairé et collectionneur, il soutient la création de la Société nationale des beaux-arts et président du Corps législatif, il fait créer en 1860 au Palais Bourbon par Jules de Joly la « galerie des Tapisseries », encore garnie de pièces de Gobelins et de Beauvais.
Il est créé duc par décret le lors du déplacement du couple impérial à Clermont-Ferrand[23],[24],[25],[26],[27] (la date du , souvent rapportée[28], est donc erronée). Les lettres patentes sont du [26],[27],[29],[30].
Il a longtemps été tenu responsable d'avoir entraîné l'empereur dans l'expédition du Mexique parce qu'il aurait voulu récupérer ses investissements, accusations démenties par ses plus récents biographes (tel Michel Carmona)[31]. Sa disparition prématurée à la suite d'une « bronchite aggravée » (probablement une pancréatite hémorragique, maladie inconnue à l'époque), le [32], dans la magnifique résidence de l'ancien hôtel de Lassay (1722–1728), depuis 1832 siège de la présidence de la chambre des députés, lui évite d'être le témoin du désastre mexicain et du déclin, puis de l'effondrement du Second Empire à la création duquel il avait participé, à son avantage.
Il est enterré au cimetière du Père-Lachaise (54e division), le , avec la pompe de l'Empire. Eugène Viollet-le-Duc édifie de 1865 à 1866 sa chapelle funéraire, sur laquelle on peut lire l'épitaphe « Pro Patria et Imperatore » (pour la Patrie et l'Empereur)[33],[34].
Napoléon III remplaça Morny, son demi-frère, à la présidence du Corps Législatif par le comte Walevski, fils naturel de Napoléon Ier et Marie Walewska ; ce qui fit dire : « Chassez le naturel, il revient au galop ! ».
Collections et patrimoine
Morny était un collectionneur mais aussi un spéculateur, jouant sur sa notoriété.
Le suivant son décès, sa collection de tableaux fut vendue aux enchères, de même que son écurie de chevaux de course et la majeure partie de ses biens par le conseil de famille et la jeune veuve, qui se remaria avec le duc de Sesto, grand d'Espagne et ancien soupirant d'Eugénie de Montijo.
On mentionne parmi ces œuvres :
deux célèbres Fragonard, Le chiffre d'Amour et L'Escarpolette (1767), acquis par le grand collectionneur proche du couple impérial, le 4e marquis d'Hertford (Wallace Collection) ;
une Petite fille de Greuze ;
et un Paysage de dunes de Wynants, achetés par le banquier parisien Édouard André (musée Jacquemart-André (no 229 et 428 du catalogue de 1926) ;
Le Lorgneur de Watteau (vers 1716), no 32 du catalogue de sa vente (Richmond, Virginia Museum of Fine Arts) ; a figuré à l'exposition « La Peinture française - collections américaines » à Bordeaux du au (no 33 du cat. reprod. pl. 19).
La table ovale due à l'ébéniste Roger Vandercruse, dit Lacroix (vers 1775), lui ayant appartenu, a été acquise en 1907 par le comte Moïse de Camondo et est conservée au musée Nissim-de-Camondo à Paris (no 131 du catalogue du musée, 3e édit après 1936)[35].
La vente Fabius frères (Sotheby's France, Paris, 26 et ) comportait une paire de « colonnes en porphyre vert des Vosges et bronze doré d'époque Empire » provenant de la collection Morny.
Mme de Morny conserva le domaine de Nades pour les vacances de ses enfants, mais le comte Benedetti, nommé tuteur légal, finit par le vendre « pour une bouchée de pain »[36]. Après l'incendie qui le détruisit, certains de ses matériaux furent réemployés dans le château de Chouvigny, perché au-dessus des gorges de la Sioule.
Mariage et descendance
Il se maria à Saint-Pétersbourg le à la jeune princesse Sophie Troubetskoï (1836–1896), de vingt-cinq ans sa cadette. Cette fille du prince Serge Troubetskoï et de la princesse Catherine (née comtesse Moussine-Pouchkine) se remariera, à la mort du duc de Morny, au Grand d'Espagne José Isidro Osorio y Silva, 16e duc de Albuquerque et duc de Sesto. Son portrait fut réalisé par Winterhalter en 1863 (coll. de la duchesse de Morny en 1922).
Quatre enfants, portant à l'état civil le nom de Morny, naquirent de cette union :
Charlotte (1858–1883), mariée en 1877 à José Ramon Osorio y Heredia, comte de la Corzana (1854–1919), dont un fils :
José Borja Nicolas Osorio y de Morny (1878–1905), sans descendance.
Auguste, duc de Morny (1859–1920) marié en 1886 à Carlota de Guzmán e Ybarra, dont trois enfants :
Auguste de Morny (1889–1934), sans alliance ni descendance ;
Anna Teresa de Morny (1890–1924), sans alliance ni descendance ;
Antoine de Morny (1896–1943), sans alliance ni descendance.
Mathilde (1863–1944)[38], épouse de 1881 à 1903 de Jacques Godart, marquis de Belbeuf dont elle divorça, sans postérité, dite « Missy », ou « Oncle Max » ou encore « Monsieur le Marquis » dans le milieu lesbien parisien de la fin du XIXe siècle. Elle fut amie de la « demi-mondaine » Liane de Pougy et de l'écrivain Colette.
Une rumeur lui prête également la paternité de Georges Feydeau, car la liaison de sa mère, Léocadia Zelewska avec le duc, liaison qui s'était prolongée même après son mariage avec Ernest Feydeau, était de notoriété publique.
Il passe encore pour le père du célèbre avocat, Henri-Robert, né de père et mère inconnus, beau-père de Paul Reynaud, et postérité.
La malice parisienne appela « La Niche à Fidèle » l'hôtel particulier que la comtesse Le Hon se fit bâtir à côté de la maison de Morny aux Champs-Élysées, en raison de ses nombreuses aventures (femmes d'écrivains, actrices, danseuses du corps de ballet de l'Opéra)[39].
Les papiers personnels de Charles de Morny sont conservés aux Archives nationales sous la cote 116 AP[40] ainsi qu'à la bibliothèque de Genève (collection Jean Pozzi)[41].
Morny avait entrepris la rédaction de ses mémoires, particulièrement sur son rôle central dans le coup d'État du 2 décembre 1851. Restés inachevés, ces mémoires ont été en partie édités par son petit-fils, en 1925[42].
↑Eugène Piot, État civil de quelques artistes français : extrait des registres des paroisses des anciennes archives de la Ville de Paris, Paris, Librairie Pagnerre, 1873, p. 90 (lire en ligne).
↑Maurice Maloux, L'Esprit à travers l'histoire, Albin Michel, , p. 195.
↑L'auteur a publié la correspondance de la princesse de Lieven conservée aux Archives nationales, pour 1954 et 1955, et les réponses de Morny dans : « Au temps de la guerre de Crimée », Revue des deux mondes, 1er février 1966, p. 328-345, et 15 février, p. 545-559.
↑ a et bvicomte Albert Révérend et Jean Tulard, Titres et confirmations de titres : Monarchie de Juillet, 2e République, 2e Empire, 3e République, 1830–1908, H. Champion, (lire en ligne), p. 444-445.
↑ a et bvicomte Albert Révérend et Jean Tulard, Titres et confirmations de titres : Monarchie de Juillet, 2e République, 2e Empire, 3e République, 1830–1908, Honoré Champion, (lire en ligne), p. 444-445.
↑Jean-Philippe Luis, De l'usage de l'art en politique, Presses Univ Blaise Pascal, , p. 63.
↑Almanach de Bruxelles, La Société d'éditions Mansi & Cie, (lire en ligne), p. 605.
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