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Quatre poèmes hindous
Couverture de l'édition originalepour chant et piano (1914)
Composés en 1912, au cours d'un voyage du compositeur en Inde britannique, ils furent créés le , interprétés par Rose Féart sous la direction de D.-E. Inghelbrecht, au concert inaugural de la SMI de la saison 1913-1914.
Moins célèbres que les Trois poèmes de Mallarmé de Maurice Ravel, ils soutiennent d'autant mieux la comparaison que les deux œuvres furent créées lors du même concert. Premier chef-d'œuvre d'un jeune musicien autodidacte, ce cycle de mélodies a suscité l'intérêt des plus grands compositeurs de son époque.
Les Quatre poèmes hindous demeurent l'ouvrage de Maurice Delage le plus représenté en concert, et le plus enregistré sur disque.
Présentation
Composition
À la fin du XIXe siècle, l'Extrême-Orient était à la mode en France, et très en vogue dans certains milieux artistiques[1]. Maurice Delage avait entrepris un voyage en Inde à la fin de 1911, une décision grandement facilitée par la fortune de son père[note 1], qui l'accompagna dans son périple[2]. Le séjour du musicien se prolongea du début de l’année 1912 jusqu’au mois de mai[3]. Les mélodies furent composées dans différentes villes où il fit étape, ce à quoi renvoient leurs titres, ajoutés dans la partition imprimée : Jeypur, Bénarès, Lahore et Madras.
Selon Philippe Rodriguez, ce voyage permettait au jeune compositeur de « réduire autant que possible un complexe d'infériorité » dont il souffrait, malgré les encouragements de Maurice Ravel[note 2]. Les Apaches désignent un groupe d'amis, écrivains et musiciens réunissant, outre Ravel et Delage, Léon-Paul Fargue, Tristan Klingsor, Émile Vuillermoz, Michel Dimitri Calvocoressi, Florent Schmitt, Albert Roussel, Ricardo Viñes et D.-E. Inghelbrecht., grâce à « l'authenticité d'un exotisme puisée à la source[3] ». De fait, les Quatre poèmes hindous représentent « une des toutes premières tentatives visant à introduire les formes mélodiques et rythmiques de la musique de l'Inde dans le langage de la musique occidentale[5] ».
Le philosophe et musicologueVladimir Jankélévitch identifie précisément, « pour la musique russe comme pour les musiciens français de la fin du XIXe siècle, l'attrait du Sud [comme] tropisme fondamental. Mais le Midi lui-même est en quelque sorte l'Orient des pauvres, le timide avant-goût, pour ceux qui ne peuvent aller bien loin, du soleil exotique et des ivresses australes : l'Orient, ce grand Est qui est un grand Sud, apparaît ainsi comme l'accomplissement du Midi ou comme l'extrême Midi de nos langueurs septentrionales ; au-delà de la lumière méridienne et plus loin que le proche Levant, il y a une contrée baroque, exubérante et monstrueuse, une terre des parfums qui est à l'Est de tout Est et qu'on pourrait appeler l'Orient absolu[6] ».
Maurice Delage disposait vraisemblablement d’un piano, reconnaissant être incapable d’écrire sans le secours du clavier[7]. Il réalise d'abord une version pour soprano et piano[8] puis la magnifie par une instrumentation harmoniquement riche. La technique des instruments, tous solistes, est si exacte que l'instrumentation semble avoir été précisée très tôt[9]. Les dates de composition vont à rebours de l’ordre d’exécution des mélodies : « Si vous pensez à elle… » et Naissance de Bouddha furent achevés en , « Un sapin isolé… » en février, et « Une belle… » en mars[7].
Titres et dédicaces
Chaque mélodie« est désignée par un nom de ville lui conférant un certain mystère[10] » :
Bénarès – Naissance de Bouddha (anonyme), dédié à Florent Schmitt. Allegretto ( = 120), à ;
Jeypur – « Si vous pensez à elle… » (stance 73[13] de Bhartrihari), dédié à Igor Stravinsky. Andantino ( = 66), à .
L'exécution dure un peu moins de neuf minutes. Les dédicaces « affirment la place de ce cycle très intéressant et très nouveau dans la création contemporaine[10] ».
Ce fut un grand succès pour le compositeur, encore largement inconnu du public. Émile Vuillermoz commente aussi bien la partition que l'accueil du public : « Ces quatre mélodies mériteraient une étude minutieuse. Tant de poésie et de fraîcheur, tant de fine sensibilité s'y avouent dans un vocabulaire harmonique d'une saveur si exquise que les auditeurs les moins entraînés et les moins sympathiques à ce genre de sport voulurent contempler une seconde fois le sapin solitaire de Lahore[17] ».
M. D. Calvocoressi résumait également : « Un des gros succès de la soirée fut pour les Quatre poèmes hindous de Maurice Delage, savoureux et pleins d'émotion, admirablement interprétés [...] L'auditoire, charmé, fit bisser une des mélodies et eût volontiers fait bisser les autres[18] ».
Aperçu de l'œuvre
Poèmes
1. Madras
« Une belle à la taille svelte se promène sous les arbres de la forêt,
en se reposant de temps en temps.
Ayant relevé de la main les trois voiles d'or qui lui couvrent les seins,
elle renvoie à la lune les rayons dont elle était baignée. »
2. Lahore
« Un sapin isolé se dresse sur une montagne aride du nord.
Il sommeille. La glace et la neige l'environnent d'un manteau blanc.
Il rêve d'un palmier qui, là-bas, dans l'Orient lointain,
se désole, solitaire et taciturne, sur la pente de son rocher brûlant. »
3. Bénarès
« En ce temps-là fut annoncée la venue de Bouddha sur la terre.
Il se fit dans le ciel un grand bruit de nuages.
Les Dieux, agitant leurs éventails et leurs vêtements,
répandirent d'innombrables fleurs merveilleuses.
Des parfums mystérieux et doux se croisèrent comme des lianes
dans le souffle tiède de cette nuit de printemps.
La perle divine de la pleine lune s'arrêta sur le palais de marbre
gardé par vingt mille éléphants pareils à des collines grises
de la couleur des nuages. »
4. Jeypur
« Si vous pensez à elle, vous éprouvez un douloureux tourment.
Si vous la voyez, votre esprit se trouble.
Si vous la touchez, vous perdez la raison.
Comment peut-on l'appeler bien-aimée ? »
Musique
Les mélodies sont brèves, comme les poèmes retenus par Maurice Delage. Même le plus long d'entre eux, récit anonyme sur la naissance de Bouddha, suit une ligne mélodique limpide, à peine troublée par les diérèses placées sous certains mots (« mystéri-eux », « li-anes »). Cette prose inspire également au compositeur un essai de rythmes et de sonorités exotiques, sur une mesure à cinq temps, par l'emploi du pizzicato des cordes en sons harmoniques, principe de coloris repris par Ravel dans ses Chansons madécasses[19].
En plaçant les deux stances de Bhartrihari au début et à la fin de son cycle, Delage témoigne d'un souci d'équilibre dans la forme, qui se traduit musicalement par le retour d'une phrase confiée à la flûte, aux premières et aux dernières mesures des Quatre poèmes hindous, « de façon tout à fait judicieuse » selon Marius Flothuis[20] :
Lahore se distingue des autres mélodies, durant presque quatre minutes. Ce poème de Henri Heine avait été mis en musique par Liszt (Ein Fichtenbaum steht einsam, S 309[21]) et Rimski-Korsakov (Quatre romances, op. 3, no 1[21]), qui évoquaient « plutôt le songe nostalgique du sapin, et non celui du palmier — mais en fait les deux langueurs symétriques se font écho l'une à l'autre[22] », suggère Vladimir Jankélévitch : « Peut-être le palmier fut-il jadis sapin dans les forêts du Nord, peut-être le sapin fut-il jadis palmier dans la lumière… Ainsi éprouvent-ils l'un et l'autre la nostalgie d'un ailleurs[22] ».
La fin du poème s'ouvre sur une vocalise, très pure et non accompagnée (mes. 43 à 55 de la partition), où la chanteuse doit moduler dans le médium de sa tessiture et chanter à bouche fermée, puis bouche ouverte « en fermant peu à peu la bouche », pour « la part du rêve[10] ». Cet effet nouveau, d'une grande poésie dans sa sobriété, laissa les premiers auditeurs stupéfaits[23].
L'accompagnement instrumental est d'un grand raffinement. Toujours selon Émile Vuillermoz, « M. Delage réalise très exactement le type de l'enfant du siècle — le XXe — avec son aisance instinctive dans le maniement de la dissonance « délectable », sa curiosité des timbres rares, son désir de reculer les frontières du son et de s'annexer adroitement les terrains limitrophes dans le beau domaine inexploré du bruit. Son impatience du joug en présence des imperfections de notre matériel musical est caractéristique : Il détend jusqu'au si l'arc de son violoncelle, il invente un pizzicato-glissando qui arrache à la corde un petit sanglot presque humain, il réclame de la voix féminine des vocalises à bouche fermée et lui impose parfois le doux nasillement voilé d'une sourdine invisible, et tout cela sans étrangeté laborieuse, sans parti pris et pour ainsi dire sans recherche[17] ».
Le compositeur avait appris la musique en jouant et en improvisant sur son violoncelle[24]. Il en tira notamment ce pizzicato-glissando qui, au début de Lahore, offre une couleur bien venue, parfaitement hindoue, loin de tout pastiche — et impossible à reproduire au piano.
Critiques
L'accueil réservé aux Quatre poèmes hindous, lors de sa première audition, est nettement favorable[15], sans être unanime.
Le compositeurGaston Carraud met en perspective les Trois poèmes de Mallarmé de Maurice Ravel et les Quatre poèmes hindous composés « à l'imitation d'un ouvrage de M. Schönberg qui a fait grand bruit au-delà du Rhin, avec l'accompagnement d'un petit orchestre de chambre[25] », dans sa critique du quotidien La Liberté, rappelant le lointain modèle des Nuits d'été : « Il est assez curieux que, par l'excessive et presque unique importance qu'elle accorde à toutes les petites découvertes, si l'on peut dire matérielles, de dispositions sonores et de « trucs » instrumentaux, cette école musicale se rattache au même Berlioz qu'elle roule communément dans la boue. Mais il y a quelque chose de plus dans ces pièces très brèves. L'exotisme de Delage, d'une saveur assez fine, ne manque ni de grâce ni d'expression[25] ».
Un autre compositeur, Paul Martineau, exprime des réserves à propos de cette œuvre si brève et d'un caractère délicatement transparent : « Je dois avouer qu'après avoir entendu les mélodies hindoues de M. Maurice Delage, j'étais encore dans l'attente du chef-d'œuvre annoncé !… Je n'insisterai pas sur ces morceaux courts mais pourtant trop longs pour le maigre intérêt musical qu'ils offrent[26] ».
Ce point de vue très négatif, isolé à propos de cette œuvre en 1914[27], est repris par de nombreux critiques à partir des Sept haï-kaïs (1925), naturellement plus brefs encore. La musique de Maurice Delage a ainsi acquis la réputation de ne compter que des « préciosités », « bibelots sonores » d'un artiste amateur et manquant de souffle[28] — ce que contredisent les trois Contrerimes pour piano, en 1927, d'une durée de vingt minutes, et surtout le Quatuor à cordes de 1949, qui dure près de cinquante-cinq minutes.
En 1960, Paul Pittion peut rendre compte des Quatre poèmes hindous et de l'ensemble de l'œuvre du compositeur avec plus de modération : « Maurice Delage a peu produit, mais ses mélodies, au même titre que celles de Duparc, sont des chefs-d'œuvre d'écriture vocale et polyphonique, aussi bien que de sensibilité[29] ».
Depuis le début des années 1990, la discographie consacrée aux Quatre poèmes hindous s'est remarquablement enrichie, ces mélodies constituant « une œuvre unique dans le répertoire, avec des couleurs tout à fait surprenantes[30] ».
Hommages
En 1937, Georges Auric rendit compte de ses impressions ressenties lors de la création, vingt-quatre ans plus tôt : « Alors que rien n’est plus facilement insupportable que le faux exotisme et ce pittoresque frelaté dont toute une médiocre musique nous a dégoûtés, il y avait là, sous les prestiges d’une instrumentation d’une rare subtilité, un sentiment très pur et profond[31] ».
Immédiatement après la création de l’œuvre, Delage pouvait encore apprécier l’avis du maître Debussy, dont la musique avait décidé de sa vocation[24]. D'après le témoignage de Paul Landormy, « Debussy, enthousiasmé de ses Poèmes hindous, lui demanda un jour de les lui jouer, la musique sous les yeux. Il faillit s’effondrer…[34] »
Quatre poèmes hindous — Anne Sofie von Otter (mezzo-soprano), Andreas Alin et Peter Rydström (flûtes), Ulf Bjurenhed (hautbois), Lars Paulsson et Per Billman (clarinette), Nils-Erik Sparf et Ulf Forsberg (violons), Matti Hirvikangas (alto), Mats Lidström (violoncelle), Lisa Viguier (harpe) - Deutsche Grammophon 447 752-2 ()
Quatre poèmes hindous — Felicity Lott (soprano), Kammerensemble de Paris dirigé par Armin Jordan (février/décembre 1994, Aria Music 592300 / Virgin 522188-2 / Erato) (OCLC35114255 et 892962933)
Maurice Delage : Musique de chambre — Lucienne van Deyck (mezzo-soprano), ensemble instrumental dirigé par Robert Groslot, Cyprès CYP2621 (1998)
↑Joseph Delage, le père du compositeur, était propriétaire des marques de cirage « Cirage du Lion noir » et « Crème du Lion noir », à l'origine de la fortune familiale.
↑« L'autorité naturelle de Ravel, faite de gentillesse et de certitudes, en imposait au jeune Delage conscient de ses lacunes et il fallut la chaleureuse camaraderie des Apaches pour, petit à petit, persuader ce dernier que de n'avoir pas « fait » le Conservatoire n'était pas forcément un handicap[4] ».
↑Toutes les mélodies présentent de nombreux changements de mesure. Pour la première, principalement et , une mesure à et une mesure à .
↑« Le Pierrot lunaire a vu le jour à l'automne de 1912, et les Quatre poèmes hindous furent composés de janvier à mars 1912. Delage […] ne fait pas figure de disciple, encore moins d'imitateur ». Roland-Manuel, « Autour de Pierrot lunaire », Plaisir de la musique, 6 janvier 1952[15]).
La version du 9 novembre 2013 de cet article a été reconnue comme « bon article », c'est-à-dire qu'elle répond à des critères de qualité concernant le style, la clarté, la pertinence, la citation des sources et l'illustration.
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