Bien que mal accueilli lors de sa sortie, le film est malgré tout perçu par de nombreux critiques comme un chef-d'œuvre novateur du cinéma français[1],[2].
Synopsis
Alexandre est un jeune intellectuel au chômage, peut-être un journaliste, qui mène une vie sans but à Paris. Subtilement égocentrique, Alexandre passe la plupart de ses journées à donner des leçons à ses interlocuteurs sur des sujets politiques et philosophiques, notamment des jugements lapidaires sur des films contemporains, tels que La classe ouvrière va au paradis, et ses souvenirs des manifestations de Mai 68. Il vit avec sa petite amie Marie, qui travaille dans un magasin de vêtements et qui répond à son apathie continuelle par des invectives colériques qui masquent les sentiments forts qu'elle éprouve pour lui. Lorsqu'Alexandre tente de persuader une ancienne petite amie, Gilberte, de l'épouser, elle ne prend pas sa proposition au sérieux et le repousse. Plus tard, Alexandre retrouve un ami au café Les Deux Magots. En partant, il croise le regard d'une fille sur la terrasse et lui demande son numéro. Ils finissent par avoir un rendez-vous. Elle s'appelle Veronika, une infirmièreanesthésistefranco-polonaise qui vit à l'hôpital Laennec. Fière de son statut de femme libérée, Veronika fait des avances à Alexandre et finit par le séduire.
Marie voit immédiatement les tentatives maladroites d'Alexandre pour cacher sa liaison, et l'invective avec une fureur croissante qui ne s'apaise que lorsqu'ils ont eux-mêmes des rapports sexuels. Lorsque Marie part en voyage d'affaires à Londres, Alexandre couche d'abord avec Veronika dans son appartement, puis avec une autre de ses amies qui avait auparavant exprimé le désir de tromper son mari. Sur l'oreiller, Alexandre tient des monologues à ses conquêtes sur divers sujets, tout en faisant jouer de la musique classique et pop sur son tourne-disque.
Finalement, Veronika se rend de son propre chef à l'appartement, en état d'ébriété. Elle trouve Alexandre et Marie nus dans le lit et les insulte tous les deux. Ils commencent rapidement un ménage à trois, dormant dans le même lit. Marie et Veronika prétendent toutes deux apprécier la relation polyamoureuse qui en résulte, mais chacune se dispute secrètement l'affection d'Alexandre. Après qu'Alexandre a mal réagi lorsque Marie a invité l'un de ses anciens amants à une fête, la relation se dégrade rapidement. Veronika critique de manière cinglante son attitude envers les femmes au Café de Flore, accusant Alexandre de ne pas l'aimer, ni elle ni personne, de la même manière qu'elle l'aime. Plus tard, Marie tente de se suicider avec des somnifères, mais Alexandre l'en empêche rapidement. Veronika s'effondre alors, livrant un long monologue sur la façon dont les femmes sexuellement actives sont perçues comme des « putains » et rejetant certaines de ses positions politiques « libérées ».
Alexandre décide de ramener Veronika à son appartement de l'hôpital, laissant Marie pleurer seule. Alexandre dépose Veronika, puis rentre en trombe dans son appartement et lui demande de l'épouser. À ce moment-là, Veronika s'effondre en pleurant et en riant, et prétend qu'elle va vomir. Elle dit à Alexandre que, s'il veut vraiment l'aider, il peut aller chercher une cuvette pour qu'elle y vomisse. Alexandre s'exécute et s'assoit par terre, accablé et désemparé.
Fiche technique
Sauf indication contraire ou complémentaire, les informations mentionnées dans cette section peuvent être confirmées par la base de données d'Unifrance.
Noël Simsolo : un homme aux Deux Magots (non crédité)
Caroline Loeb : la jeune fille qui lit le journal en terrasse aux Deux Magots et derrière laquelle s'assoit Alexandre en attendant Veronika pour leur premier rendez-vous (non créditée).
Le film a été tourné en son direct, y compris celui des disques écoutés par les personnages ou celui des voitures autour du café des Deux-Magots[9].
Jean-Pierre Léaud raconte que Jean Eustache était intraitable avec les acteurs et voulait absolument que le texte, particulièrement long et dense, soit connu au mot et à la virgule près. L'exigence était d'autant plus grande qu'il n'y avait qu'une seule prise par plan[10].
Vers la fin, Veronika prononce un monologue d'une douzaine de minutes, soit la durée d'un magasin 16 mm ; Françoise Lebrun avait appris le texte, mais l’avait sur ses genoux en cas de besoin. La première prise a été retenue[11].
Lors d'une séance de cinéma à laquelle assistent les protagonistes, sont montrés des extraits du film Les idoles (1967) pour lequel Jean Eustache avait été monteur.
plusieurs scènes se déroulent aussi dans les rues de Paris.
Les scènes qui se déroulent dans l'appartement de Marie ont été tournées dans l'appartement de Catherine Garnier rue de Vaugirard et les scènes qui se déroulent dans la boutique de Marie ont été tournées dans la boutique de Catherine Garnier rue Vavin[16].
En 2022, le critique cinématographique Éric Neuhoff écrit que le film se déroule dans « un Saint-Germain-des-Prés qui n'existe plus, avec ses conversations aux terrasses, ses rencontres de hasard, ces maîtresses qu'on croyait avoir oubliées et qui ressurgissent sans prévenir »[17].
Musique
La musique est celle que les personnages écoutent dans le film[18] :
l'ami d'Alexandre écoute Zarah Leander qui interprète Ich weiss, es wird einmal ein Wunder gescheh'n[19] : « C'est la chanteuse que les Allemands ont essayé de lancer… pour remplacer Marlène Dietrich après son départ. Et comme toutes les imitatrices, elle est bien meilleure que l'original. Elle ne traîne rien derrière elle[20]. »
quand il téléphone à Veronika, Alexandre écoute la chanson Un souvenir de Damia[19],[21] ;
Tout simplement de Paul Delmet, chanté par Veronika.
Accueil critique
À l'occasion du festival de Cannes où le film fait partie de la sélection française à côté de La Grande Bouffe de Marco Ferreri, Gilles Jacob alors critique de cinéma, déclare devant Jean Eustache : « Je trouve que c'est un film merdique[25] […]. Je trouve que c'est un non-film, non-filmé par un non-cinéaste et joué par un non-acteur. » Eustache lui répond en direct « Monsieur Gilles Jacob n'a jamais aimé le cinéma[26]. » Quant à Ingrid Bergman, présidente du jury, elle fait savoir qu’elle « trouve regrettable que la France ait cru bon de se faire représenter par ces deux films[note 1], les plus sordides et les plus vulgaires du Festival[25]. »
Jean-Louis Bory dans Le Nouvel Observateur n'a pas apprécié le film. Il dénonce notamment le style de jeu de Léaud : « Jean-Pierre Léaud joue faux et reste faux. » Il dénonce également un film misogyne. Pourtant, il dit apprécier les deux figures féminines que sont Marie et Veronika[27].
Dans son histoire du cinéma français, Jean-Michel Frodon le considère comme un des plus beaux films du cinéma français[2].
Le réalisateur Olivier Assayas cite le film dans sa « cinémathèque imaginaire » :
« Je n'aurais pas imaginé ne pas citer La Maman et la Putain. J'ai l'impression de vivre avec ce film depuis qu'il existe. Je me pose, comme beaucoup de gens dans le cinéma, la question de savoir comment on peut refaire quelque chose comme cela, comment on peut atteindre ce qu'Eustache a atteint. Je crois que la réponse est qu'on ne peut pas. Eustache a dans ce film résumé et accompli une idée qui était celle de la Nouvelle Vague. Il a fait le film qui avait été théorisé par la Nouvelle Vague[28]. »
Il est classé 2e « meilleur film français » de tous les temps par un jury de professionnels du cinéma[29].
« Cette longue romance d'un jeune homme pauvre, cette musique de chambre en noir et blanc est une œuvre à part, un grand film ténébreux, bavard, alcoolisé. Le temps y passe à une vitesse qui ne ressemble à aucune autre. L'oisiveté y est célébrée à coups de rencontres, de Jack Daniels, de scènes de ménage, d'anecdotes dérisoires[30]. »
Lors de sa sortie en salles en 1973, le film a été vu par 343 000 spectateurs[34],[note 2].
Le film a été diffusé à la télévision sur Antenne 2 en 1986 (Ciné-club), Canal+ le , sur Arte le et le en hommage à Bernadette Lafont. Lors de cette dernière diffusion, l'audience est estimée à 478 000 spectateurs[35],[36],[29],[37].
Le film a été disponible pendant longtemps sur internet, les ayants droit acceptant alors cette circulation[38].
Le , le producteur Charles Gillibert annonce que Les Films du Losange ont racheté les droits du film et que celui-ci est en cours de restauration[39]. Cette version restaurée est projetée dans le cadre du festival de Cannes le 17 mai 2022 (« sélection patrimoniale »)[40], et présentée en avant-première à Paris, le jeudi 2 juin, au MK2 Odéon dans une salle comble.
Le mercredi 8 juin 2022, le film ressort en salles, « sur 60 copies partout en France »[41].
Prix de la Fédération de la presse cinématographique internationale[43]
Publication (scénario)
Jean Eustache, La Maman et la Putain : Scénario, Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », (1re éd. 1986 (ISBN2-86642-044-6)), 128 p. (ISBN2-86642-208-2)Avec une préface de Jean Eustache de 1972. Le texte est précédé d'un avertissement de l'éditeur : « Le texte que nous publions ici est le scénario écrit par Jean Eustache avant le tournage du film. […] Néanmoins, le texte attesté dans le film terminé présente quelques différences avec le scénario original. […] Le dialogue diffère légèrement, très souvent, du scénario original. Il s'agit le plus souvent de différences de détails dues sans doute à d'ultimes modifications au moment du tournage. C'est le texte du scénario original et non celui attesté dans le mot à mot du film que nous reproduisons ici. »
Analyse
Présentation de Jean Eustache
Dans la préface, écrite en 1972, et qui figure dans l'édition du scénario[44], Eustache écrit :
« Avant de tourner ce film, j'étais dans une passe difficile. […] Cette situation contradictoire[note 3] me mettait en rage. […]
Cette rage se traduisait par le fait que le héros prenait le contre-pied de tout ce qui se disait et se pensait à l'époque. […] Pour donner une idée du besoin de provocation qui était le mien, je signale que le titre primitif était Du pain et des Rolls. […]
Il est évident que, sur près de quatre heures de film, on peut dissocier les moments plus dramatiques et les moments où il ne se passe rien, beaucoup plus conformes à la vie. […]
[…], cet univers clos devenait plus fort au fur et à mesure que le film durait. A chaque seconde, le spectateur décolle un peu plus de sa vie pour entrer de façon définitive dans le monde tragique des personnages. Il n'est plus question de faire croire ou non à la réalité des personnages. La durée fait qu'ils sont là, de façon irrécusable.
[…] Le rite est également absent. A moins que l'on puisse l'assimiler à un rite en gestation, né des mœurs germano-pratines. On verra cela dans quelques années. A moins que le vouvoiement et le principe du triangle renvoient aux rites de la tragédie classique, modernisée en surface[44]. »
Aspect autobiographique
Le film s'inspire directement de la vie réelle de Jean Eustache, de sa rupture avec Françoise Lebrun, de sa vie avec Catherine Garnier et de son amour pour Marinka Matuszewski[45] : « C'est le seul de mes films où le passé ne joue pas. Il correspondait à ma vie au moment même où je tournais, et la recoupait de façon parfois tragique[44]. » C'est toutefois Isabelle Weingarten qui incarne le personnage inspiré de Françoise Lebrun[46], tandis que Bernadette Lafont, longtemps réticente, joue le rôle de Catherine Garnier[47]. Jean Eustache demande à Françoise Lebrun d'imiter les intonations de la voix d'une femme qu’il connaît[48]. Catherine Garnier collabore au tournage en tant que costumière et, très affectée par le récent décès de sa mère, se suicide peu après la sortie du film, en laissant comme note à Eustache : « Le film est sublime. Laisse-le comme il est. »[49]
Le personnage de l'ami serait fortement inspiré de Jean-Jacques Schuhl, qui était alors un ami de Jean Eustache[50].
Représentation de son époque
De nombreux critiques analysent La Maman et la Putain comme un film qui « représenterait son époque » ou qui « serait emblématique de son époque ». Le fils du cinéaste, Boris Eustache, récuse cette interprétation et souligne qu'à sa sortie en 1973, on a justement reproché au film de ne pas représenter son époque[51].
Références au cinéma
Dans le film, Alexandre propose à Marie d'aller au cinéma. Il prend le programme, lit à voix haute une critique de La classe ouvrière va au paradis, d'Elio Petri, parue dans Le Monde[52] et referme le journal furieux, ajoutant : « Je préfère encore regarder la télévision. Au moins Bellemare et Guy Lux portent leur connerie sur leur figure. C'est plus franc[53]. »
Lorsque Alexandre parle de l'affaire Fauqueux, qui concerne un homme emprisonné pour avoir enlevé une petite fille, il y voit « Des gens aussi beaux qu'un film de Nicholas Ray[54]. » Il rend aussi hommage à Robert Bresson : « Une femme me plaît par exemple, parce qu'elle a joué dans un film de Bresson, ou parce qu'un homme que j'admire est amoureux d'elle[55] », alors même qu’il vient de rompre avec une femme interprétée par Isabelle Weingarten qui a précédemment joué dans un film de Bresson. Au restaurant, il dit que la gare de Lyon, « Ça ressemble à un film de Murnau. Les films de Murnau, c'est toujours le passage de la ville à la campagne, du jour à la nuit. Il y a tout ça ici[56]. » Enfin, il fait son lit en se jetant dessus avec la couverture, exactement comme Angela dans Une femme est une femme de Jean-Luc Godard et déclare ainsi : « J'ai vu faire ça dans un film. Les films ça sert à ça, à apprendre à vivre, à apprendre à faire un lit[57]. »
« J'écris dans les cafés au risque de passer pour un ivrogne, et peut-être le serais-je en effet si les puissantes Républiques ne frappaient de droits, impitoyablement, les alcools consolateurs. » « J'écris sur les tables de cafés parce que je ne saurais me passer longtemps du visage et de la voix humaine dont je crois avoir essayé de parler noblement. » Et il ajoute : « Bernanos disait : "Je ne peux pas me passer longtemps du visage et de la voix humaine, j'écris dans les cafés." Moi j'en fais un peu moins. Je viens y lire. Il disait aussi qu'il le ferait encore davantage si les puissantes républiques ne taxaient impitoyablement les alcools[59]. »
Références à mai 68
Dans une scène du film, Alexandre parle d’un petit café à Saint-Michel qui ouvre à 5 h 25 et où l’on peut prendre le petit-déjeuner :
« Un jour de mai 68, j'y ai vu une chose très belle. Au milieu de l'après-midi. Il y avait beaucoup de monde et tout le monde pleurait. Tout un café pleurait. C’était très beau. Une grenade lacrymogène était tombée.
Si je n’y étais pas allé régulièrement tous les matins, je n’aurais rien vu de tout ça. Tandis que là, sous mes yeux, une brèche s’était ouverte dans la réalité. Il est trop tard, n’y allons pas. J’ai peur de ne plus rien y voir. J’ai peur. J’ai peur. Je ne voudrais pas mourir[60]. »
D'après le critique André Habib, cette scène serait « révélatrice de la façon dont Eustache crée un portrait intimiste d’une génération écartelée entre le glorieux mythe de la Nouvelle Vague et la débâcle dépressive de l'après-Mai[61]. »
Le cinéaste Jean-Henri Roger considère La Maman et la Putain comme l'un des plus beaux films sur Mai 68 :
« Pour moi, La Maman et la Putain est l’un des plus beaux films sur 68 alors qu’il n’en parle jamais[62]. »
En 1996, le groupe de rockDiabologum a repris le monologue final de Veronika dans un morceau nommé La Maman et la Putain sur l'album #3.
En 2007, le metteur en scène suisseDorian Rossel (Cie STT) a adapté le film à la scène dans un spectacle intitulé Je me mets au milieu mais laissez-moi dormir.
En 2008, le cinéaste Vincent Dieutre a repris le même monologue final de Veronika dans un court métrage intitulé Exercice d'admiration : Jean Eustache.
↑Dans son article de 1996, Frédéric Bonnaud indique le chiffre de 60 000 spectateurs (Bonnaud 1996). La différence peut s'expliquer selon que l'on compte les entrées nationales ou exclusivement parisiennes.
↑La difficulté à trouver de l'argent malgré les bonnes critiques précédentes.
↑Théo Ribeton, « Boris Eustache : Suis-je le gardien de mon père ? », Revue Zinzolin, (lire en ligne). « Je ne suis pas gêné par le fait qu’il circule sur internet. »
↑Aureliano Tonet, « Charles Gillibert, producteur : « C’était le dernier moment pour sauver l’œuvre de Jean Eustache » », Le Monde, (lire en ligne).
↑André Habib, « “La rue est entrée dans la chambre !” : Mai 68, la rue et l’intimité dans The Dreamers et Les Amants réguliers », Cinémas : revue d'études cinématographiques/ Cinémas: Journal of Film Studies, vol. 21, no 1, , p. 59-77 (DOI10.7202/1005630ar, lire en ligne).
↑Juliette Cerf, « L'Esprit de mai : Entretien avec Jean-Henri Roger », Regards, (lire en ligne).
(en) Ernest Callenbach, « The Mother and the Whore by Jean Eustache; Pierre Cottrell », Film Quarterly, University of California Press, vol. 27, no 4, , p. 46-49 (DOI10.2307/1211394, lire en ligne)
Hervé Aubron, « Cavité française », Cahiers du cinéma, n° 787, mai 2022, p. 84-87
Fernando Ganzo, « Avec le temps : voir et revoir La Maman et la Putain », Cahiers du cinéma, n° 787, mai 2022, p. 88-89