L'eau lourde ou oxyde de deutérium D2O (ou 2H2O) est constituée des mêmes éléments chimiques que l'eau ordinaire H2O (ou 1H2O), mais ses atomes d'hydrogène sont des isotopes lourds, du deutérium (le noyau de deutérium comporte un neutron en plus du proton présent dans tout atome d’hydrogène). C'est Gilbert Lewis qui isola le premier échantillon d'eau lourde pure, en 1933.
L'eau semi-lourde, ou eau deutérée, est l'oxyde mixte HDO (ou 1H2HO)[a]. Dans les océans, les mers et les eaux de surface, elle est bien plus abondante que l'eau lourde. Il arrive qu'on parle à tort d’eau lourde à son propos, au lieu d'eau semi-lourde.
Remarques :
quand on évoque l'eau lourde ou l'eau semi-lourde, dans le domaine de l'énergie nucléaire notamment, on qualifie souvent d'eau légère l'oxyde de protium (1H2O) ou bien l'eau naturelle (constituée essentiellement de cet oxyde) ;
de l'eau formée à partir d'oxygène 18 et d’hydrogène ordinaire (H218O) est sensiblement de même masse que l'oxyde de deutérium, et pourrait donc aussi être désignée sous le nom d'eau lourde (en pratique c'est rarement le cas, sauf précision explicite) ; il ne sera pas ici question de ce composé ;
l'oxyde de tritium T2O (ou 3H2O) et l'eau tritiée HTO (ou 1H3HO) sont parfois désignés sous le nom d’eau super-lourde.
Propriétés comparées des eaux lourde, semi-lourde et légère
On aura remarqué que D2O est plus dense que HDO, elle-même plus dense que l'eau ordinaire, d'où ces noms d'eau « lourde », « semi-lourde » et « légère ».
Utilisations
Résonance magnétique nucléaire
L'eau lourde est utilisée comme solvant en spectroscopie par résonance magnétique nucléaire (RMN). En effet, comme les nombres de masse du deutérium et de l'oxygène sont pairs[b], son spinnucléaire est nul et le niveau fondamental n'est pas dégénéré : le champ magnétique appliqué ne peut donc pas lever la dégénérescence des niveaux et aucune transition du solvant n'est observable.
L’eau « classique » ou « légère » (H2O) peut aussi ralentir les neutrons d’une réaction de fission, mais elle en absorbe trop pour que la réaction puisse s’auto-entretenir dans un réacteur à uranium naturel. Elle ne peut donc être utilisée qu'avec des réacteurs utilisant de l’uranium enrichi.
L’eau lourde n’est pas toxique. Cependant quelques réactions métaboliques nécessitent de l’eau classique, c’est pourquoi la consommation exclusive d’eau lourde est dangereuse pour la santé.
Des expériences sur des souris ont montré que le principal effet de cette consommation est de réduire le nombre de mitoses, causant progressivement la dégradation des tissus qui nécessitent une rapide régénération. Après plusieurs jours d’ingestion d’eau lourde uniquement, les fluides corporels contiennent environ 50 % d’eau lourde. À ce moment, les symptômes commencent à apparaître, dont la réduction des divisions cellulaires, notamment pour les cellules à renouvellement rapide telles que celles des cheveux ou des parois de l’estomac.
Production
Sur Terre, l’eau semi-lourde (HDO) est naturellement présente dans l’eau avec une proportion de 0,03125 %, soit une molécule pour 3 200 molécules d’eau. Elle peut être séparée de l’eau classique par distillation ou électrolyse, mais également par divers procédés chimiques d’échange qui exploitent les affinités différentes du deutérium et de l’hydrogène pour différents composés.
Ces réactions chimiques sont basées sur la légère différence de masse moléculaire, qui produit une légère différence dans la vitesse à laquelle les réactions chimiques se produisent.
Produire de l’eau lourde pure par distillation ou par électrolyse exige une grande cascade de distillateurs ou de chambres d’électrolyse et consomme de grandes quantités d’électricité, c’est pourquoi les méthodes chimiques comme le procédé de Girdler sont généralement préférées.
L'Énergie atomique du Canada limitée (EACL) a conçu un réacteur nucléaire nécessitant de grandes quantités d’eau lourde utilisée en tant que modérateur de neutrons. Après avoir connu des difficultés d'approvisionnement lors de la mise en service de la centrale nucléaire de Pickering, Ontario Hydro construit l'usine d'eau lourde de Bruce afin de s'assurer d'un approvisionnement domestique fiable pour les centrales actuelles et futures. Les deux unités de l'usine ont été arrêtées en 1985, faute de débouchés.
EACL a commandé deux installations de production d’eau lourde qui ont été construites à Glace Bay et à Port Hawkesbury, en Nouvelle-Écosse. Ces usines se sont avérées avoir des défauts de conception, de construction et de production. La construction d'une autre usine, l'usine de La Prade, près de la centrale nucléaire de Gentilly, au Québec, a été arrêtée en août 1978 en raison d'un surplus d'eau lourde.
L’installation de production d’eau lourde du comté de Bruce en Ontario était la plus grande usine d’eau lourde du monde avec une capacité de 700 tonnes par an. 340 000 tonnes d’eau normale étaient nécessaires pour produire une tonne d’eau lourde grâce au procédé de Girdler. Cette installation faisait partie d’un complexe qui incluait les huit réacteurs CANDU qui ont fourni la chaleur et la puissance pour la production d’eau lourde. Les installations ont été construites à Point Douglas dans le comté de Bruce au-dessus du lac Huron où elles avaient accès aux eaux des Grands Lacs américano-canadiens.
L’usine de Bruce a été chargée en 1979 de fournir de l’eau lourde afin de satisfaire l’augmentation de la production d’énergie nucléaire en Ontario. Les usines se sont avérées sensiblement plus efficaces que prévu et seulement trois des quatre unités ont été construites. En 1993, le programme nucléaire d’Ontario Hydro a été ralenti puis arrêté en raison d’une surproduction d’électricité.
Une consommation plus parcimonieuse et un recyclage de l’eau lourde ainsi que la surproduction à Bruce a laissé le Canada avec d’importants stocks d’eau lourde suffisants pour satisfaire ses besoins futurs. L’usine de Bruce a été fermée en 1997, pour être progressivement démantelée et le site dépollué.
Le procédé de Girdler utilise de grandes quantités de sulfure d'hydrogène, soulevant des inquiétudes environnementales en cas de libération dans l’atmosphère. EACL recherche actuellement d’autres procédés plus efficaces et plus écologiques pour produire de l’eau lourde. Cette production est essentielle pour les futurs réacteurs CANDU, puisque l’eau lourde représente environ 20 % de l’investissement financier de chaque réacteur.
France
La première usine productrice fut celle de l'ONIA (Office national des industries de l'azote) à Toulouse, en face d'AZF. Des quantités de deux à trois tonnes d'eau lourde par an ont été produites sur ce site toulousain que les Allemands avaient sélectionné en 1943 en construisant une grande enceinte souterraine au centre du site industriel en prévision d'une production dès fin 1944 qui n'eut jamais lieu.
La France a produit de l'eau lourde dans des proportions très faibles entre 1958 et 1963.
Le 19 novembre 1942, un raid de parachutistes anglais échoue dans cette mission, leurs planeurs s'écrasant près du site. Tous ses membres décèdent dans l’accident ou sont tués par les Allemands.
En février 1943, un groupe de douze agents norvégiens venus d'Angleterre est parachuté en Norvège ; le commando, dont fait partie Joachim Ronneberg, sabote, dans la nuit du 27 au 28 février 1943, l'usine de Vemork[4] et parvient à perturber la production pendant deux mois, en dynamitant les installations. Le , les Alliés larguent plus de quatre cents bombes sur le site de production, incitant le gouvernement nazi à déplacer en Allemagne toute la production.
Le , Knut Haukelid, un partisan norvégien, coule le bac convoyant l’eau lourde sur le lac Tinn (Tinnsjå en norvégien). Ce sabotage coûta la vie à quatorze civils norvégiens (et quatre Allemands)[5]. Il fut démontré après la guerre que l'eau lourde produite en Norvège n'aurait pas permis la fabrication de plutonium en quantités suffisantes pour la fabrication d'une arme nucléaire[6],[7].
Le plutonium est un sous-produit normal du fonctionnement d'un réacteur à eau lourde, pouvant permettre, après retraitement (raffinage), un programme militaire de fabrication d'armes nucléaires, comme le firent l'Inde, Israël, le Pakistan et la Corée du Nord, pour ne citer que ceux connus ou soupçonnés d'avoir mené leur programme au but.
L'Iran, signataire du traité en 1970 (avant la révolution), possède des usines d'eau lourde et travaille actuellement (2005) sur les technologies permettant la construction et l'exploitation de réacteurs à eau lourde, en plus de ses centrales à eau légère.
La Bataille de l'eau lourde de Jean Dréville (1948). L'histoire relate la mission de sabotage en 1943, contre l'usine qui distillait l'eau lourde pour les Allemands, en Norvège. Le film est un docufiction (alternant images d'archives et scènes reconstituées).
Séries télévisées
Papa Schultz : épisode 1-09 L'eau lourde, Hogan doit faire disparaître un tonneau d'eau lourde provenant de Norvège, et qui est gardé dans le camp.
Eleventh Hour : épisode 1-11 Miracle, tournant entièrement autour d'une investigation sur la synthèse d'eau lourde.
The Saboteurs 2015 (Kampen om tungtvannet[8]) en fait son sujet central.
Le secret englouti de Hitler, fouille archéologique dans le lac Tinn en Norvège (lac de Tinnsojen ou Tinnsjå en norvégien) pour retrouver le ferry d'eau lourde des Nazis censé rapatrier les stocks en Allemagne à la suite des attaques des Alliés. Le documentaire relate le sabotage des partisans norvégiens qui ont coulé le ferry.
Iron Storm : dans un univers uchronique où la (Première) Guerre mondiale commencée en 1914 ne se serait jamais terminée, le Lt Anderson doit saboter une usine d'eau lourde en Allemagne de l'Est en 1964 pour empêcher l'empire russo-mongol de mettre au point la bombe atomique.
Battlefield 1942 : Arsenal secret : l'usine du Télémark est un terrain jouable. En entrant dans l'usine, on peut voir des turbines tourner. Des tuyaux derrière l'usine sont visibles.
Secret Weapons Over Normandy : l'une des missions du jeu consiste à couvrir le commando envoyé pour détruire l'usine.
Medal of Honor : une partie de la campagne se déroule en Norvège afin de détruire une usine d'eau lourde à Rjukan.
Enemy Front : durant la première mission du chapitre en Norvège, le héros doit coopérer avec des partisans norvégiens pour infiltrer et détruire l'usine de Vemork.
Battlefield V : durant le chapitre Norvège, le joueur incarne une résistante qui détruit une production d'eau lourde (cette version est une fiction se basant sur l’opération Gunnerside impliquant les forces norvégiennes et britanniques dans une série de missions appelée « bataille de l'eau lourde ».
Hearts of Iron 4 : Après avoir envahi la Norvège en tant qu'Allemagne nazie, le joueur peut sélectionner une décision pour lancer le projet « Eau lourde » pour obtenir un bonus à la recherche atomique.
Minecraft : de l'eau lourde (Heavy Water) est présente dans le mod Mekanism.
Atomic Heart : l'eau lourde permet de créer une matière appelée le Polymère.
Notes et références
Notes
↑Quand dans une formule chimique ou tout autre contexte on utilise les symboles D et T (deutérium et tritium), alors H devient le symbole du protium et non plus celui de l'élément chimique hydrogène.
↑Nicolas Pontic, « Mort de Joachim Ronneberg, le résistant norvégien à l'origine du sabotage du programme nucléaire nazi. », 2e Guerre Mondiale, n°81., décembre 2018., p. 11
↑Capitaine Knut Haukelid, L'épopée de l'eau lourde (Det Demrer en Dag), Paris, L'Elan, , 204 p., p. 191-194
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Bibliographie
Savard J., « Électrolyse à niveau constant d'un mélange d'eau légère et d'eau lourde », J. Phys. Radium, no 5(5), , p. 85-89.
(ja) Oinque Yasusi, « Effet de l'eau lourde pour le débourrement de la vigne », Journal of the Japanese Society for Horticultural Science, no 7(1), , p. 207-208 (résumé).
(en) Kushner D.J., Baker A. et Dunstall T.G., « Pharmacological uses and perspectives of heavy water and deuterated compounds », Canadian Journal of Physiology and Pharmacology, vol. 77, no 2, , p. 79–88 (résumé).
Raievski V., « Régimes transitoires dans un réacteur à eau lourde », J. Phys. Radium, no 14(7-9), , p. 473-477 (lire en ligne).
St-Aubin E., Ajustement du rechargement et des mécanismes de réactivité des réacteurs CANDU pour les cycles de combustible avancés, (PhD thesis) École polytechnique de Montréal, (présentation en ligne).