Les divisions au sein du Collège des cardinaux et les papabili
Les débats qui eurent lieu pendant le conclave in 1769 tournèrent presque exclusivement autour de la question de la suppression de la Compagnie de Jésus. Le Sacré Collège des cardinaux était divisé en deux camps : ceux en faveur des jésuites et ceux en faveur de la suppression de l'ordre, bien qu'un certain nombre de cardinaux préféraient garder une certaine neutralité. Le camp en faveur des jésuites, qui était appelé le parti des zelanti, rassemblait des cardinaux italiens pour la plupart membres de la Curie opposés à l'influence des souverains séculiers sur le gouvernement de l’Église. Ils étaient emmenés par les cardinaux Giovanni Francesco et Alessandro Albani, ainsi que Carlo Rezzonico, cardinal-neveu du défunt pape. Le camp anti-jésuites (également appelé Union des couronnes) rassemblait des cardinaux fidèles aux grandes puissances catholiques qu'étaient les royaumes de France, d'Espagne et des Deux-Siciles. À l'époque ces royaumes étaient gouvernés respectivement par Louis XV de France, Charles III d'Espagne et Ferdinand III de Sicile/Ferdinand IV de Naples.
En dépit des conflits qui pouvaient par ailleurs les opposer, ces royaumes avaient un objectif commun et œuvraient de concert en ce sens – la suppression de la Compagnie de Jésus. Les cours bourboniennes avaient décidé ensemble de confier au cardinalfrançaisde Bernis, le soin de guider le parti de l'Union des couronnes. Lui et ses partisans avaient reçu pour instruction de faire barrage à toute candidature d'un cardinal qui serait favorable aux jésuites, y compris par l'utilisation de la jus exclusivae (exclusive) si nécessaire. Un certain nombre de cardinaux, parmi lesquels figuraient Lorenzo Ganganelli, n'appartenaient à aucun de ces deux partis[2].
Les gouvernements espagnols et napolitains avaient classé les quarante-trois cardinaux italiens en cinq catégories : "bons" (onze cardinaux), "indifférents" (huit), "douteux" (trois), "mauvais" (quinze) et "très mauvais" (six)[3]:
Le cardinal Orsini, représentant officiel du royaume de Naples, ainsi que les cardinaux étrangers, ne figuraient pas dans ce classement tant il semblait acquis d'avance qu'ils ne seraient pas élus pape.
Le gouvernement français était encore plus sévère dans son classement et, à ses yeux, il n'y avait que trois "bons" candidats : les cardinaux Conti, Durini et Ganganelli[4]. Ces cardinaux furent mentionnés dans le rapport de l'ambassadeur de France auprès du Saint-Siège daté du ; ce rapport mentionnait également un quatrième "bon" candidat, le cardinal Galli, mais ce dernier était décédé en 1767.
Sur les 43 cardinaux qui prirent part au conclave, seuls 27 ou 28 étaient considérés comme papabile, alors que les quinze cardinaux restant en étaient exclus en raison de leur santé ou de leur âge[5].
Déroulement du conclave
Le conclave débuta le , avec seulement 27 cardinaux présents[4]. Le parti zelanti, tentant de profiter du faible nombre de cardinaux présent et de l'absence des cardinaux français et espagnol, essaya de mener à bien une élection rapide de cardinal Flavio Chigi. Au cours d'un des premiers tours de scrutin, il ne manqua au cardinal Chigi que deux voix pour être élu pape. Les plans des zelanti suscitèrent de vives protestation de la part des ambassadeurs de France et d'Espagne, mais, heureusement pour eux, le cardinal Orsini, protecteur du royaume de Naples et le seul cardinal de l'Union des couronnes présent lors des premiers tours, fut à même de convaincre un nombre suffisant de cardinaux neutres de faire échec à la candidature du cardinal Chigi[6].
Un événement imprévu se produisit avec la venue de Joseph II du Saint-Empire, qui arriva à Romeincognito le et à qui l'on permit d'entrer dans le conclave. Il y resta deux semaines, participant librement aux débats avec les cardinaux-électeurs. Il ne hâta pas le vote mais exprima seulement le souhait que le prochain pape puisse librement mener à bien ses missions, dans le respect des monarques séculiers[7].
Le cardinal de Bernis entra en conclave à la fin du mois de mars et prit la direction du parti opposé à la Compagnie de Jésus, à la suite du cardinal Orsini, qui n'avait réussi à contrer le parti 'zelanti' qu'au prix de grands efforts. De Bernis établit immédiatement une correspondance régulière avec l'ambassadeur de France, le marquis d'Aubeterre, ce qui était une violation de la loi fondamentale régissant le déroulement du conclave[8]. Les ambassadeurs de France et d'Espagne demandèrent à Bernis d'insister auprès du Collège pour que l'élection du futur pape soit soumis à un engagement écrit de supprimer la Compagnie de Jésus. Bernis refusa au motif que formuler une telle demande à un pape, que l'engagement soit oral ou écrit, constituait une violation de la loi canonique. En dépit de ce refus, de Bernis continua, pendant les semaines qui suivirent, à refuser systématiquement toutes les candidatures proposées par les zelanti et favorables aux jésuites. De cette façon, les candidatures de vingt-trois des vingt-huit papabili fut éliminées[5], parmi elles, la candidature du cardinal Fantuzzi, pro-jésuites, qui fut très près d'accéder au trône pontifical[9], ainsi que celles des cardinaux Cavalchini, Colonna, Stoppani, Pozzobonelli[10], Sersale[11], entre autres.
L'arrivée des cardinaux espagnols Solis et de la Cerda le [4] renforçait le parti de lUnion des couronnes. Ces derniers violèrent également la loi fondamentale du conclave en établissant une correspondance régulière avec l'ambassadeur d'Espagne Azpuru. Les Espagnols avaient moins de scrupules que de Bernis et, avec le soutien du cardinal Malvezzi, ils prirent les choses en main. Ils portèrent leur attention sur le seul électeur religieux du Sacré-Collège, le cardinal Lorenzo Ganganelli, un prêtre franciscain conventuel. La position de Ganganelli vis-à-vis de la question débattue était un grand mystère – il avait été éduqué par les jésuites et il se disait qu'il avait été élevé au cardinalat sur l'insistance de Père Lorenzo Ricci, Supérieur Général de la Compagnie de Jésus, mais, pendant le pontificat de Clément XIII il ne prit jamais position en faveur du maintien de l'Ordre. Le cardinal Solis commença alors à l'interroger sur ses intentions et lui demanda s'il était prêt, le cas échéant, à accéder à la demande des Bourbons, condition préalable indispensable à son élection. Ganganelli répondit qu'« il reconnaissait au souverain pontife le droit de supprimer, en gardant bonne conscience, la Compagnie de Jésus, dans la mesure où il respectait la loi canonique; et qu'il était souhaitable qu'un pape fasse tout ce qui était en son pouvoir pour satisfaire les volontés des Couronnes »[5]. Le caractère oral ou écrit de cette promesse n'a pas été établi[12], mais cette déclaration satisfit pleinement les ambassadeurs.
Au même moment, les zelanti, finirent également par s'incliner et à accepter de donner leur soutien au cardinal Ganganelli, pensant qu'il était indifférent et même peut-être favorable aux jésuites. Il semble que la position des zelanti fut décidée à l'issue de négociations secrètes entre leurs meneurs les cardinaux Alessandro et Giovanni Francesco Albani, et les cardinaux espagnols[13]. Le cardinal de Bernis, à la tête du parti de l'Union des couronnes, ne joua probablement qu'un rôle mineur dans la décision d'élire Ganganelli et se contenta de suivre les instructions du Marquis d'Aubeterre alors que tout avait été décidé[14].
Résultats des scrutins
Les résultats des tours de scrutin entre le et le furent les suivants (seuls les voix récoltées par les principaux candidats sont ici indiquées)[15]:
Lors du dernier tour de scrutin, le , le cardinal Lorenzo Ganganelli fut élu avec toutes les voix des électeurs à l'exception de la sienne qu'il donna à Carlo Rezzonico, cardinal-neveu de Clément XIII, qui était également l'un des chefs du parti des zelanti[5]. Il prit le nom de Clément XIV, en l'honneur de Clément XIII, qui l'avait élevé au cardinalat.
Le , le nouveau pape fut confirmé dans son épiscopat par le cardinal Federico Marcello Lante, évêque de Porto e Santa Rufina et vice-doyen du Sacré-Collège des cardinaux, assisté des cardinaux Giovanni Francesco Albani, évêque de Sabina et Henri Benoît Stuart, évêque de Frascati. Le , il fut couronné de la tiare papale par le cardinal Alessandro Albani, protodiacre de S. Maria in Via Lata[16]
Liste des cardinaux ayant participé au conclave
Quarante-six des cinquante-sept cardinaux en vie au moment du conclave y prirent part[17]:
Cardinal-évêque de Porto e Santa Rufina ; vice-doyen du Sacré-Collège des cardinaux ; préfet de la Congrégation du bon gouvernement (it)(it) ; gouverneur de Balneario
Cardinal-prêtre de S. Maria della Pace ; vicaire général de Rome ; préfet de la Congrégation de la résidence des évêques ; archiprêtre de la basilique libérienne
Cardinal-diacre de S. Maria in Via Lata; commendatario de S. Maria in Cosmedin ; protodiacre du Sacré Collège ; bibliothécaire de la Sainte Église catholique ; cardinal-protecteur d'Autriche et du royaume de Sardaigne
Vingt-neuf cardinaux furent créés par Clément XIII, quinze par Benoît XIV. Alessandro Albani reçu le chapeau rouge des mains du papeInnocent XIII, et le cardinal Neri Maria Corsini de Clément XII.
↑À propos des différents partis et leurs leaders: "Clement XIV and the Jesuits", p. 597-599; The Catholic Encyclopedia: Pope Clement XIV; The English Review, p. 12 (partis) et 21 (zelanti)
↑(en) La Catholic Encyclopedia indique qu'il existe des preuves que Ganganelli ait écrit et signé un tel document. Alors que K. Dopierała (p. 366) pense le contraire.
↑(en) S. Miranda Conclave de 1769, citant K. Eubel, Hierarchia Catholica Medii et Recentoris Aevi, 1913, qui dit que les 57 cardinaux participèrent mais que 11 d'entre eux étaient minime praesentes in conclavi. Cependant, il semble que cette expression doive être traduite par absents, en effet, les autres sources (La Catholic Encyclopedia; "Clement XIV and the Jesuits", p. 599; Alexis de Montor, p. 77; donnent un nombre de cardinaux présents compris entre 45 et 47 électeurs.
(pl) Ambrogio Piazzoni "Historia wyboru papieży", Wyd. M, Kraków 2003
(pl) Kazimierz Dopierała "Księga papieży", Wyd. Pallotinum, Poznań 1996
(en) "Clement XIV and the Jesuits" in: E. Littell: Littell’s Living Age, vol. XVIII, E. Littell & Company, Boston 1848 (un commentaire du livre de J. Crétineau Joly, "Clément XIV et les Jésuites", Paris 1847)
"Pope Ganganelli and the Jesuits" in: The English Review, vol. VIII, septembre–, Francis & John Rivington, Londres (un autre commentaire du même ouvrage)
(en) Alexis François Artaud de Montor, The lives and times of the popes, vol. 7, The Catholic Publication Society of America, 1911