L'effondrement des conservateurs est vécu comme un désastre par le président Mac Mahon qui nomme Jules Dufaure à la tête d'un gouvernement composé de monarchistes modérés et de républicains de centre gauche[4],[5]. Dufaure subit cependant la pression des députés et son ministère ne cesse de chercher des compromis[6], jusqu'à sa démission le [4]. Jules Simon, qui se décrit lui-même comme « profondément républicain et profondément conservateur », lui succède[7],[4]. Proche de l'ancien président Adolphe Thiers, Simon présente aux yeux du président l'avantage d'être nettement plus à gauche que son prédécesseur tout en étant un opposant notoire à Léon Gambetta, le chef de file de la majorité républicaine[7],[4].
Le ministère Simon et la question cléricale (début mai 1877)
Pour Jules Simon comme pour son prédécesseur, la position est délicate entre un Sénat monarchiste, un président conservateur et une Chambre républicaine[6]. Le nouveau président du Conseil donne des gages à la gauche en épurant la haute administration, ce qui lui vaut l'hostilité du président Mac Mahon, mais les républicains formulent des exigences accrues et Gambetta s'acharne à mettre Simon en difficulté[8].
Depuis le début de l'année 1877, les questions religieuses agitent la classe politique après que plusieurs évêques français ont répondu à l'appel du pape en demandant à leurs diocésains d'adresser des pétitions au président de la République afin qu'il intervienne publiquement pour rétablir le pouvoir temporel du souverain pontife. Le , à la tribune de la Chambre, Gambetta s'insurge contre ce qu'il considère comme une ingérence de l'Église dans les affaires françaises et à Jules Simon de manquer de fermeté[9]. Il dénonce « le mal clérical […] infiltré profondément dans ce qu'on appelle les classes dirigeantes du pays » et ponctue son discours par une célèbre formule empruntée à son ami journaliste Alphonse Peyrat, « Le cléricalisme ? Voilà l'ennemi ! ». Une motion est votée pour condamner les menées ultramontaines, à laquelle Simon ne s'oppose pas[6],[8],[7].
Lettre de Mac Mahon et démission de Jules Simon (16 mai)
Le président Mac Mahon accuse Simon de subir l'influence d'une majorité qui se radicalise dans une voie anticléricale et d'être en quelque sorte l'otage de Gambetta, d'autant que le , le président du Conseil n'empêche pas la Chambre d'adopter l'abrogation d'une loi réprimant le délit de presse[8],[4]. Le , au petit matin, Mac Mahon réagit vivement à la lecture du Journal officiel qui rend compte du débat de la veille à la Chambre. Considérant que la prise de parole de Jules Simon déroge aux positions arrêtées en Conseil des ministres, il rédige une lettre qu'il lui adresse aussitôt[10].
Dans cette missive, le président de la République demande au chef du gouvernement « s'il a conservé sur la Chambre l'influence nécessaire pour faire prévaloir ses vues » et réclame « une explication […] indispensable », justifiant son intervention par l'idée sacrée qu'il se fait de sa fonction : « si je ne suis pas responsable comme vous envers le parlement, j'ai une responsabilité envers la France, dont aujourd'hui plus que jamais je dois me préoccuper »[11],[10],[8]. Blessé par ce désaveu, Jules Simon remet aussitôt sa démission au chef de l'État, sans avoir pourtant été mis en minorité à la Chambre[10],[8].
Jules Simon se rend alors aux obsèques de l'ancien ministre Ernest Picard puis à celles de l'ancien député Taxile Delord, où il avertit de la situation ses différents ministres et les nombreux hommes politiques présents qui s'offusquent de l'initiative du président de la République. Une réunion de la Gauche républicaine, déjà prévue à 15 h au boulevard des Capucines, s'ouvre aux autres formations politiques et réunit finalement 200 parlementaires dont quelques sénateurs[12]. Une réunion plénière est décidée pour le soir même au Grand Hôtel, lors de laquelle environ 300 députés adoptent l'ordre du jour proposé par Léon Gambetta qui, désirant s'en tenir à la légalité de la Constitution, rappelle que « la prépondérance du pouvoir parlementaire s'exerçant par la responsabilité ministérielle est la première condition du gouvernement du pays par le pays »[12].
Manifeste des 363
Le président Mac Mahon décide de rappeler Albert de Broglie à la présidence du Conseil pour former un gouvernement de droite en concordance avec ses vues, et livre ainsi une lecture dualiste de la constitution : pour lui le gouvernement est tout autant son émanation que celle de la Chambre des députés. Le matin du , alors que la presse se fait l'écho de la crise, une foule nombreuse se rassemble devant la gare Saint-Lazare au départ des trains de parlementaires qui se rendent à Versailles, aux cris de « Vive la République ! », « Vive Gambetta ! »[13]. À la Chambre, alors que la droite tente de s'opposer à la prise de parole de Gambetta, arguant qu'on ne peut interpeller un ministère qui n'existe plus, le député républicain, rappelant que son discours ne doit pas être vu comme un mouvement d'hostilité à l'égard du président de la République, demande à Mac Mahon« de rentrer dans la vérité constitutionnelle »[13]. Il condamne ensuite la nomination du duc de Broglie et demande « si l'on veut gouverner avec le gouvernement dans toutes ses nuances, ou si, au contraire, en rappelant des hommes repoussés trois ou quatre fois par le suffrage populaire, on prétend imposer une dissolution qui entraînerait une consultation nouvelle de la France ». L'ordre du jour qu'il défend recueille 347 voix contre 149, la grande majorité des députés du centre gauche s'étant associés aux autres républicains[13].
La composition du gouvernement est annoncée le et le nouveau ministre de l'Intérieur, le bonapartiste Oscar Bardi de Fourtou, donne lecture aux députés du message aux chambres du président de la République qui justifie sa volonté de rompre avec le radicalisme et sa décision d'ajourner les chambres pour un mois[13]. Immédiatement après la clôture de la séance, les députés républicains se rassemblent dans le bureau du sénateur Émile de Marcère à l'hôtel des Réservoirs. Léon Gambetta propose alors de rédiger une adresse au pays qui constituerait « un acte de protestation contre la politique irrégulière, sinon dans la lettre, au moins dans l'esprit de la Constitution ». Alors qu'un député évoque l'adresse des 221 ayant abouti à la dissolution de la Chambre des députés par le roi Charles X en 1830, Gambetta reprend l'idée et estime qu'une telle adresse entraînera la chute définitive des conservateurs : « Imaginez quel sera le reflux de cet océan du suffrage universel poussant devant lui et rejetant pour jamais sur la grève toutes les épaves de l'Ancien Régime »[13]. Le texte, rédigé pour l'essentiel par son ami Eugène Spuller, prend le nom de manifeste des 363, du nombre de députés y ayant joint leur signature. Il affirme que « la France veut la République » et qu'« elle montrera par son sang-froid, sa patience, sa résolution, qu'une incorrigible minorité ne saurait lui arracher le gouvernement d'elle-même »[13]. Les trois groupes de gauche au Sénat y ajoutent pour leur part une déclaration voisine[13].
Le décret qui vient d’atteindre vos mandataires est le premier acte du nouveau ministère de combat, qui prétend tenir en échec la volonté de la France ; le message du président de la République ne laisse plus de doute sur les intentions de ses conseillers : la Chambre est ajournée pour un mois, en attendant qu’on puisse obtenir du Sénat le décret qui doit la dissoudre.
Un cabinet qui n’avait jamais perdu la majorité dans aucun vote a été congédié sans discussion. Les nouveaux ministres ont compris que, s’ils laissaient la parole au Parlement, le même jour qui avait vu l’avènement du cabinet présidé par M. le duc de Broglie en verrait aussi la chute.
Dans l’impossibilité de porter à la tribune l’expression publique de notre réprobation, notre première pensée est de nous tourner vers vous et de vous dire, comme les républicains de l’Assemblée nationale au lendemain du , que les entreprises des hommes qui reprennent aujourd’hui le pouvoir seront encore une fois impuissantes.
La France veut la République ; elle l’a dit au , elle le dira encore toutes les fois qu’elle sera consultée, et c’est parce que le suffrage universel doit renouveler cette année les Conseils des départements et des communes que l’ont prétend arrêter l’expression de la volonté nationale et que l’ont interdit d’abord la parole à vos représentants.
Comme après le , la nation montrera par son sang-froid, sa patience, sa résolution, qu’une incorrigible minorité ne saurait lui arracher le gouvernement d’elle-même. Quelque douloureuse que soit cette épreuve inattendue, qui trouble les affaires, qui inquiète les intérêts, et qui pourrait compromettre le succès des magnifiques efforts de notre industrie pour le grand rendez-vous pacifique de l’Exposition universelle de 1878 ; quelles que soient les anxiétés nationales au milieu des complications de la politique européenne, la France n e se laissera ni tromper ni intimider. Elle résistera à toutes les provocations, à tous les défis.
Les fonctionnaires républicains attendront à leur poste d’être révoqués pour se séparer des populations dont ils ont la confiance.
Ceux de nos concitoyens qui ont été appelés dans les Conseils élus du pays redoubleront de zèle et d’activité, de dévouement et de patriotisme, pour maintenir les droits et les libertés de la nation.
Quant à nous, vos mandataires, dès maintenant nous rentrons en communication directe avec vous ; nous vous appelons à prononcer entre la politique de réaction et d’aventures qui remet brusquement en question tout ce qui a été si péniblement gagné depuis six ans, et la politique sage et ferme, pacifique et progressive que vous avez déjà consacrée.
Chers concitoyens,
Cette épreuve nouvelle ne sera pas de longue durée : dans cinq mois au plus, la France aura la parole ; nous avons la certitude qu’elle ne se démentira pas. La République sortira plus forte que jamais des urnes populaires, les partis du passés seront définitivement vaincus, et la France pourra regarder l’avenir avec confiance et sérénité.
Le camp républicain, pour contrer le pouvoir présidentiel, choisit de rédiger un manifeste, le , contre le président Mac-Mahon, un peu comme les parlementaires libéraux avait écrit leur Adresse des 221 pour dénoncer les abus de pouvoirs de Charles X. Les républicains prônent un gouvernement responsable devant les chambres ce qui va à l'encontre de la politique de Mac-Mahon, ce dernier se définissant lui-même « au-dessus des partis » c'est-à-dire, que le président nomme ses ministres comme bon lui entend[15]. Le manifeste invite les électeurs à ne pas approuver cette « politique de réaction et d'aventure » que semble prendre le gouvernement de Broglie, il s'agit en fait, d'une véritable motion de défiance de la part des républicains envers le gouvernement en place.
Le manifeste est rédigé de la main d'Eugène Spuller, proche de Léon Gambetta[16].
Les suites du manifeste
Une crise longue de sept mois
Comme le permet l'article 5 de la loi du , et avec l'avis conforme du Sénat, le président Mac Mahon prononce finalement la dissolution de la Chambre le [17],[18].
Bien que la campagne électorale ne s'ouvre officiellement que le , les mois qui la précèdent sont très agités politiquement[19]. Le maréchal s'engage personnellement dans la bataille au nom de « la lutte entre l'ordre et le désordre » et multiplie les déplacements en province[8]. Le , le duc de Broglie déclare que les candidats favorables au chef de l'État pourront utiliser une affiche blanche avec la mention « Candidat du gouvernement du maréchal de Mac-Mahon », à la manière des candidatures officielles du Second Empire[20]. Dans le même temps, le gouvernement d'ordre moral multiplie les poursuites judiciaires contre les titres de presse ou les vendeurs de journaux. Depuis son entrée en fonction, le cabinet Broglie a révoqué de nombreux préfets et sous-préfets pour les remplacer le plus souvent par d'anciens hauts fonctionnaires bonapartistes qui mènent une répression accrue. Près de 2 000 débits de boissons sont fermés, ainsi que plusieurs loges maçonniques[20], et des élus locaux sont également frappés par ces mesures : 1 743 maires, soit 4 % des édiles, et 1 334 adjoints sont révoqués, et 613 conseils municipaux sont dissous[21],[22],[23].
Mais les monarchistes sont cependant divisés et les milieux d'affaires s'engagent massivement auprès des républicains qui apparaissent rassemblés autour des figures de Léon Gambetta et Adolphe Thiers[24]. La mort soudaine de ce dernier, début septembre, tempère quelque peu l'enthousiasme des les républicains, mais ils démontrent leur unité lors des obsèques de l'ancien président qui rassemblent une foule considérable dans les rues de Paris[25]. Gambetta, véritable chef de file des 363, avertit Mac Mahon dans son discours à Lille le : « Quand la France aura fait entendre sa voix souveraine, croyez-le bien, Messieurs, il faudra se soumettre ou se démettre[20],[26]. »
Les élections législatives ont lieu en octobre et déçoivent les espoirs monarchistes car les républicains ont, malgré leur perte de 39 sièges, toujours la majorité[27]. Mac Mahon tente de résister en nommant d'abord le général de Rochebouët à la tête d'un « ministère d'affaires » dont la seule mission est d'expédier les affaires courantes[28], puis en envisageant un coup d'État[29]. Le soutien des militaires à une telle entreprise ne lui étant pas garanti, le président se soumet le en acceptant de rappeler Jules Dufaure à la présidence du Conseil[30].
Victoire totale des républicains
Les républicains renforcent leur maîtrise des institutions en obtenant la majorité le lors des élections sénatoriales, conséquence logique de leur victoire aux élections municipales de 1877[2]. Privé de tout soutien, le président Mac Mahon démissionne le n cédant la place au républicain Jules Grévy[31],[32]. Les derniers espoirs de restauration monarchique sont anéantis et la république est établie pour de bon[17].
Ce manifeste consacre également le principe d'union des républicains des diverses tendances[33] quand un danger menace la République comme entité politique. La coalition contre Mac-Mahon concrétise une véritable union des gauches parlementaires, soudées par un fort anticléricalisme[15].
↑ a et bÉric Ghérardi, chap. 2 « La mise en place des institutions républicaines : la naissance de la IIIe république (1870-1879) », dans Constitutions et vie politique de 1789 à nos jours, Paris, Armand Colin, coll. « Cursus », (ISBN978-2200288617), p. 39-56.
↑Jacques-Olivier Boudon, chap. 6 « La question religieuse dans les débuts de la IIIe République », dans Religion et politique en France depuis 1789, Paris, Armand Colin, , p. 99-106.
↑ a et bJean-Marc Guislin, « Les multiples sorties de la crise du 16 mai 1877 », dans Sortir de crise : les mécanismes de résolution de crises politiques (XVIe – XXe siècles), Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », (lire en ligne), p. 163–177.
↑Jean-Pierre Machelon, « Pouvoir municipal et pouvoir central sous la Troisième République : regard sur la loi du », La Revue administrative, vol. 49, no 290, , p. 150–156 (ISSN0035-0672, lire en ligne).
↑Guillaume Marrel, L'Élu et son double : Cumul des mandats et construction de l’État républicain en France du milieu du XIXe au milieu du XXe siècle, Institut d'études politiques de l'Université Grenoble II, , 776 p. (lire en ligne), p. 108.
Nathalie Bayon, Eugène Spuller (1835-1896) : itinéraire d'un républicain entre Gambetta et le ralliement, Villeneuve-d'Ascq, Presses universitaires du Septentrion, coll. « Histoire et civilisations », , 314 p. (ISBN2-85939-857-0).
Maxime Tandonnet, chap. 3 « Patrice de Mac-Mahon, un destin manqué 1873-1879 », dans Histoire des présidents de la République, Perrin, coll. « Tempus » (no 668), (ISBN9782262069155), p. 87-107.