À cette période analytique succède une série d'articles sur la psychologie cognitive, sur la théorie du langage, sur la signification et sur l'interprétation. C'est toutefois à la philosophie de Hegel que Taylor consacre ses prochains ouvrages. Par la suite, il s'intéresse surtout à l'éthique, à travers, notamment, les concepts de reconnaissance et de multiculturalisme. Cette partie de son œuvre passe également par une réflexion sur l'identité et la communauté, dont l'exemple québécois (les « deux solitudes ») constitue pour Taylor l'un des paradigmes les plus significatifs.
En 2016, il est le premier lauréat du prix Berggruen créé par l'Institut Berggruen pour distinguer les penseurs dont les idées contribuent à la compréhension de l'homme par lui-même et au développement de l'humanité[5].
Philosophie
Dans Sources of the Self[6] Taylor entreprend une recherche philosophico-historique sur le « moi » occidental à travers les diverses configurations dont il fait l'objet à l'époque moderne. Cette enquête sur la modernité — avec ce qu'elle comporte de conflictualité — porte notamment sur l'éclatement des identités à travers les processus de sécularisation (à ne pas confondre avec le concept proche mais non pas identique de « désenchantement du monde » développé par Weber), la généralisation de la « vie ordinaire », les conceptions divergentes de l'idée de nature, la multiplication des discours moraux et le phénomène du modernisme et des avant-gardes artistiques.
Cette hétérogénéité est constitutive d'une identité, d'un mode de vie dont nous sommes les héritiers quoi qu'en disent les penseurs « postmodernes » qui appréhendent le monde contemporain dans l'optique d'une rupture, d'un épuisement des discours de légitimation (idéologies). Malgré l'épuisement des « grands récits », un humanisme « exclusif » (c'est-à-dire sans référence à une transcendance, donc sécularisé) subsiste à travers la vie culturelle, sociale ou politique.
La crise de légitimation entraîne un passage de la conciliation des identités à travers l'idéologie (qui correspond à une première phase de la modernité) à une exigence de reconnaissance intersubjective des identités[7]. Du discursif, du culturel, du politique, on passe à un niveau moral, c'est-à-dire pratique. Les différences, les égalités, les cultures ou les nations sont souvent enfermées dans des cadres formels ; les identités (et la modernité elle-même) ne peuvent être comprises de façon unitaire et ne répondent pas à une définition, à des valeurs et des principes stables. C'est pourquoi la question de la reconnaissance s'impose pour légitimer les conduites et leur donner un sens qu'il faut renouveler constamment en posant la question de l'universalisme.
Face à la tentation communautariste (de repli relatif), Charles Taylor défend l'universalisme, avec toutes les difficultés que cela représente :
tant pour l'individu moderne qui doit échapper au piège de l'hédonisme qui fabrique des différenciations tribales en quelque sorte, sans véritable « originalisation »,
que pour un peuple, une nation, une communauté qui doit faire face au double enjeu d'éviter l'écueil du repli identitaire et de garder son originalité.
Philosophie et sociologie de la religion
Les derniers travaux de Taylor se sont davantage penchés sur la philosophie de la religion. Son œuvre le plus significative dans ce domaine fût L'Âge Séculier. Ce livre montre le recul de l'influence de la religion face à la modernité. Autrement, avec la modernité apparaît la science, la technologie et les formes rationnelles de l'autorité ce qui modifie profondément l'identité de la religion. Taylor poursuit en affirmant que la religion s'est diversifiée dans diverses formes dans une société désormais séculière.
Positionnement dans les courants philosophiques contemporains
Dans les débats éthico-politiques actuels, Taylor est souvent présenté comme un penseur représentatif du « communautarisme » et il s'est lui-même réclamé de ce courant[notes 1]. Ce positionnement ne doit cependant pas masquer la complexité de son œuvre et la diversité de ses sources : il n'hésite pas en effet à se réclamer à la fois de Wittgenstein, d'Austin, de Merleau-Ponty, de Max Weber, de Durkheim, de Tocqueville et de l'École de Francfort ; il maintient — malgré l'étonnante diversité (et l'apparente irréconciliabilité) de ces influences — une continuité thématique et une cohérence qui tient à son souci de mettre en dialogue les disciplines et de décloisonner les savoirs.
Publications
1964 : (en) The Explanation of Behaviour, London, Routledge and Paul Kegan.
1970 : (en)The Pattern of Politics, Toronto: McClelland and Stewart
Les sources du moi : La formation de l'identité moderne [« Source of the Self:The Making of the Modern Identity »], Seuil / Boréal, , 710 p. (ISBN978-2-02-020712-6)
1991 : (en) The Malaise of Modernity, Toronto, Anansi (ouvrage tiré de conférences radiophoniques: « The Massey Lectures for the CBC »).
Multiculturalisme : Différence et démocratie [« The Malaise of Modernity »], Aubier, , 142 p. (ISBN978-2-7007-3347-1)
1993 : (en) Reconciling the Solitudes: Essays on Canadian Federalism and Nationalism, McGill-Queen's University Press.
1994 : (en) Road to Democracy: Human Rights and Human Development in Thailand. With Muntarbhorn, Vitit. Montreal: International Centre for Human Rights and Democratic Development
2011: (en) Dilemmas and Connections: Selected Essays. Cambridge, Massachusetts: Belknap Press of Harvard University Press
2012 : (en) Church and People: Disjunctions in a Secular Age, Edited with José Casanova, George F. Washington. Council for Research in Values and Philosophy
2014: (en) Boundaries of Toleration. Edited with Alfred Stephan. New York, Columbia University Press
2020 : (en) Reconstructing Democracy. How Citizens Are Building from the Groud Up. With Patrizia Nanz, Madeleine Beaubien Taylor. Cambridge, Massachusetts: Harvard University Press
1998 : Charles Taylor et l'interprétation de l'identité moderne, sous la direction de Guy Laforest et Philippe de Lara, Paris, Le Cerf.
1994 : (en) James Tully (éd.), avec Daniel Weinstock, Philosophy in an age of pluralism: the philosophy of Charles Taylor in question, Cambridge University Press (Comprend une longue liste des publications de Charles Taylor).
2002 : Bernard Gagnon, La philosophie morale et politique de Charles Taylor, Québec, Presses de l'Université Laval, « Mercure du nord ». (ISBN2763778666)
2004 : Philippe de Lara, « Charles Taylor », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, vol. 2, Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 4e éd. revue et augmentée, p. 1911-1913. (ISBN2130538282)
2004 : Philippe de Lara, « Charles Taylor : l'archéologue de la modernité », dans Le Nouvel Observateur, 25 grands penseurs du monde entier, hors-série, spécial 40 ans, no 57 (janvier 2005), p. 86-89.
(en) Ruth Abbey (éd.), Charles Taylor, Cambridge, Cambridge University Press, « Contemporary philosophy in focus » (textes choisis et commentés), 2004 (ISBN0521801362)
Sylvie Taussig (dir.), Charles Taylor. Religion et sécularisation, Paris, CNRS, 2014, 281 p., (ISBN978-2-271-07920-6).
Pierre-Alexandre Fradet, Le désir du réel dans la philosophie québécoise, Montréal, Nota bene, coll. Territoires philosophiques, 2022, 246 p.
↑ a et b« Charles Taylor. Pionnier de l'Université McGill », notice biographique, Université McGill ; « Charles Taylor, biographie », sur francais.mcgill.ca (consulté le )
↑Philippe de Lara, « Charles Taylor », dans Monique Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d'éthique et de philosophie morale, vol. 2, Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 4e éd. revue et augmentée, p. 1911-1913.