La marche pour l'égalité et contre le racisme[1], surnommée « marche des beurs » par les médias, est une marche antiraciste qui s'est déroulée en France du au . Il s'agit de la première manifestation nationale du genre en France.
Genèse
Durant l'été 1983, de rudes affrontements opposent policiers et jeunes dans le quartier des Minguettes à Vénissieux, une ZUP dans la banlieue lyonnaise. Pendant les affrontements, Toumi Djaïdja, le jeune président de l'association SOS Avenir Minguettes, est grièvement blessé par un policier et transporté d'urgence à l'hôpital. Incendies de voitures, dégradations urbaines, courses poursuite avec la police, sont à nouveau filmés, largement repris dans la presse[2],[3],[4],[5],[6]. Outre la blessure subie durant ces évènements, Toumi Djaïdja est également sous le coup, depuis 1982, d'une inculpation pour le braquage d'un supermarché à Saint-Étienne, qu'il nie avoir commis[7].
L'année 1983 est marquée par des faits divers racistes tragiques dont cinq Maghrébins tués pour motifs racistes selon le Ministère de l'Intérieur, 21 selon les organisations de lutte contre le racisme[8], comme le jeune Toufik Ouanes, âgé de moins de dix ans.
Le père Christian Delorme — qui juge Toumi Djaïdja injustement accusé et entend le défendre — et le pasteur Jean Costil, de la Cimade, proposent alors aux jeunes des Minguettes une longue marche, qui s'inspirerait des moyens d'action de Martin Luther King et Gandhi[9]. Deux revendications principales émergent : une carte de séjour de dix ans et le droit de vote pour les étrangers[10]. Toutefois, selon un chercheur, « Mogniss Abdallah à Nanterre ou Djida Tazdaït et les militants lyonnais de Zaâma d'banlieue n'étaient guère favorables à une initiative dominée par les animateurs de la Cimade (le père Christian Delorme et le pasteur Costil) qui n'étaient pas « issus de l'immigration ». »[11],[12].
Contexte politique
Le contexte politique est celui des élections municipales partielles à Dreux, où le Front national, jusque-là électoralement marginal, vient de remporter son premier succès avec 16,72 % au premier tour, un an et demi après des cantonales où son candidat Jean-Pierre Stirbois avait déjà fait une percée à 10 % dans le canton de Dreux-Ouest. La liste FN fusionne avec la liste RPR au second tour le , remportant l'élection au détriment de la gauche. Cet événement est très médiatisé à l'époque. À droite, seuls Bernard Stasi et Simone Veil condamnent cette alliance. Le , Jacques Chirac déclare « Je n'aurais pas du tout été gêné de voter au second tour pour la liste [RPR-FN]. Cela n'a aucune espèce d'importance d'avoir quatre pèlerins du FN à Dreux, comparé aux quatre ministres communistes au Conseil des ministres. » L'année suivante, le FN remporte dix sièges aux élections européennes[13],[14],[15],[16].
Quelques mois plus tôt, en , le Premier ministre socialiste Pierre Mauroy, le ministre socialiste de l'Intérieur Gaston Defferre et le ministre socialiste du TravailJean Auroux avaient stigmatisé les grévistes CGT de Renault-Billancourt, en majorité des « travailleurs immigrés », en les accusant d'être manipulés par des « intégristes ». Mauroy déclare notamment au Monde du que les grévistes de Renault « sont agités par des groupes religieux et politiques qui se déterminent en fonction de critères ayant peu à voir avec les réalités sociales françaises ». Le sociologue Abdelmalek Sayad écrit plus tard à ce sujet que « On ne mesure pas assez combien les ouvriers immigrés souffrent du climat de suspicion qui a gagné le travail et dont ils font une douloureuse expérience : des ouvriers pourtant analphabètes ont gardé des coupures de journaux rapportant les commentaires d'hommes politiques dénonçant les grèves des immigrés, laissant entendre qu'ils seraient de connivence avec quelque force étrangère. »[17],[18]. Le patron du Nouvel Observateur, Jean Daniel, accusa en 1983 le gouvernement socialiste de « nourrir cet anti-islamisme indistinct et de moins en moins honteux que l'on voit refleurir, surtout d'ailleurs, hélas !, dans les couches populaires, en France et en Europe »[19].
Première marche
La marche part le , dans une relative indifférence, du quartier de la Cayolle à Marseille[20] - qui venait d'être le théâtre du meurtre raciste d'un enfant de treize ans. 17 personnes, dont 9 issues du quartier de la banlieue lyonnaise des Minguettes composent le cortège, parmi lesquelles Farid Arar, Djamel Atallah, Toumi Djaïdja, Malika Boumédiène, Patrick Henry, Farid Lahoua, Brahim Rezazga, Farouk Sekkai, Toufik Kabouya, Kheira Rahmani, Farid Lakhdar, Abdessatar, dit « Amstar » - tous originaires des Minguettes - ainsi que le pasteur Jean Costil, les prêtres catholiques Christian Delorme et René Pelletier, Fatima Mehallel, Marie-Laure Mahé, Didier Platon[21]. La députée PS et ancienne maire de Dreux Françoise Gaspard assiste au départ[22]. Le cortège s'étoffe au fil de la progression, même si, le à Grenoble, il est décidé d'arrêter le nombre de marcheurs permanents à 32. Une seule personne les accueille à Salon-de-Provence, elles sont plus de mille à Lyon. On trouve parmi les « marcheurs » des profils divers, à la fois des jeunes peu politisés, issus des quartiers défavorisés et souvent dénués de formation - ce profil correspondant aux membres de SOS Minguettes - d'autres déjà politisés, parfois issus de familles ayant milité dans le nationalisme algérien ou le syndicalisme, et venant souvent de Lyon ou de la région parisienne. Au-delà des revendications précises sur les cartes de séjour et le droit de vote, les participants entendent dénoncer le racisme en général, mais aussi plus particulièrement les crimes racistes souvent impunis, ainsi que les brutalités policières dont font l'objet les Maghrébins ; plus largement, ils visent à poser la question de la place, dans la société française, des Français issus de l'immigration[6],[23].
Relayé par les médias, le mouvement prend de l'ampleur : Libération le surnomme « marche des Beurs », contribuant à populariser ce mot qui entre dans les dictionnaires l'année suivante[25]. Les partis politiques de gauche et les associations appellent leurs militants. À Paris le 3 décembre, la marche s'achève par un défilé réunissant plus de 100 000 personnes[26],[27]. L'ensemble de la presse fait sa une sur l'évènement, à l'instar de Libération qui titre en une « Paris sur "beur" »[28],[29],[30]. Une délégation rencontre le président de la RépubliqueFrançois Mitterrand qui promet alors une carte de séjour et de travail valable pour dix ans[10], une loi contre les crimes racistes et un projet sur le vote des étrangers aux élections locales[31].
La marche de 1983 ne débouche cependant pas sur la création d'un mouvement cohérent, les différents collectifs apparus dans son sillage étant rapidement très divisés. Aucun leader qui aurait pu porter le mouvement n'émerge : Toumi Djaïdja, l'un des organisateurs les plus médiatisés de la marche, est condamné en 1984 pour le braquage de 1982, qu'il nie toujours avoir commis. Bien que gracié la même année par François Mitterrand, il cesse tout militantisme après cette condamnation qui lui a, selon ses propres termes, « coupé les jambes ». Un autre organisateur, Djamel Atallah, milite un temps dans le syndicalisme étudiant, mais abandonne ensuite l'engagement politique. Cette absence de structuration du mouvement permet par la suite la récupération de la cause antiraciste par des milieux proches du Parti socialiste[32],[7],[33],[34],[35],[36].
Marches suivantes
En 1984, une seconde marche est organisée par « Convergence 1984 », un collectif issu de la manifestation de 1983. Cette « marche », qui est en fait pour l'essentiel effectuée à mobylette, utilise le slogan « La France, c'est comme une mobylette, pour avancer, il lui faut du mélange ». Contrairement au mouvement de 1983, celui de 1984 présente une nette tonalité d'extrême gauche. Il ne se limite d'ailleurs plus aux seuls Beurs, Convergence 1984 fédérant également des associations d'Africains, d'Asiatiques, d'Antillais ou de Portugais (le concours de ces derniers a d'ailleurs été crucial pour organiser la marche). Cette seconde marche est soutenue activement par la presse, en particulier les quotidiens Le Monde, Libération et Le Matin : elle arrive à Paris le 1er décembre, et se conclut par une manifestation qui réunit environ 30 000 personnes, soit moins que l'année précédente. Durant son discours à la fin de la manifestation, la porte-parole de Convergence 1984, Farida Belghoul, fustige les « faux anti-racistes » de la gauche modérée, à qui elle reproche leur « paternalisme » : ses positions, contestées par d'autres militants de Convergence 1984, contribuent à faire se déliter le mouvement, qui souffre également de son absence de discours clair. Au moment même de la manifestation clôturant la marche de 1984, des militants de SOS Racisme, alors tout juste formé, sont là pour faire la promotion de leur mouvement[35],[33],[34].
Une autre marche, européenne cette fois et organisée par SOS Racisme, part de Bruxelles le [37],[38],[39].
Création de SOS Racisme et marginalisation du mouvement « beur »
Alors que les pouvoirs publics soutiennent financièrement l'organisation des marches et les assises des « jeunes issus de l'immigration » (à travers le Fonds d'action sociale pour les travailleurs immigrés et leur famille — FASTIF —, ou encore les subventions de collectivités territoriales), le mouvement beur finit affaibli par ses divergences internes[11] ; l'absence de leader et le manque d'unité politique contribuent alors à empêcher l'émergence d'un mouvement structuré au sein de la communauté maghrébine, facilitant la récupération du mouvement antiraciste par SOS Racisme[34] : plusieurs leaders des deux premières marches, Toumi Djaïdja, Djamel Attalah et Farida Belghoul, ont dénoncé la récupération du mouvement par cette association proche du Parti socialiste, cofondée par le cadre du PS Julien Dray, qui occupe ensuite le terrain militant dans les années 1980, au détriment des « marcheurs »[42],[6],[43]. Aucune figure des marches de 1983 et 1984 n'est d'ailleurs présente dans la direction de cette association. Dans son livre Histoire secrète de SOS Racisme, Serge Malik dénonce une marginalisation des beurs au sein de l'association, au profit de militants proches du PS et de l'Union des étudiants juifs de France[44].
Selon la réalisatrice Samia Chala, auteure d'un documentaire sur la Marche intitulé Les marcheurs, chronique des années beurs, l'Élysée comme l'UEJF se seraient inquiétés des keffiehs palestiniens portés par une partie des marcheurs. Christian Delorme affirme également que des organisations juives ont craint qu’un mouvement antiraciste puisse se développer avec une sensibilité pro-palestinienne et anti-Israël[45],[46].
Djamel Attalah déplore que les acteurs de la marche soient retombés dans l'oubli, jusqu'à la sortie en 2013 du film de Nabil Ben YadirLa Marche qui relate librement leur histoire. Il dresse, avec trente ans de recul, un bilan amer de la marche, jugeant que le mouvement n'a « pas vraiment » atteint ses objectifs. Si la marche a bien contribué à faire prendre conscience des brutalités policières et à faire reculer celles-ci, comme à donner aux Beurs une « reconnaissance citoyenne », elle a par contre échoué en ce qui concerne ses revendications pour l'égalité et pour le vivre-ensemble. L'ancien organisateur de la marche souligne ainsi que la ghettoïsation a progressé en France et que, si une « petite classe moyenne maghrébine a émergé », l'exclusion sociale a persisté : il cite en exemple « la quasi-totalité » de ceux qu'il a côtoyés durant la marche de 1983 et qui « sont aujourd'hui complètement cabossés : pas de travail, pas de formation, au RSA, certains dans l'alcool... Personne n'a fait attention à eux. Ils ont été les stars d'un soir, puis sont rentrés chez eux et c'était fini »[6],[47],[48].
Postérité
En 2013, peu avant la sortie du film La Marche, qui raconte de manière romancée l'histoire du mouvement, Maxime Musqua, chroniqueur pour le Petit Journal de Canal+, entame une marche de Vénissieux à Paris en suivant l'itinéraire de la marche de 1983. Il réalise à cette occasion plusieurs duplex depuis les villes-étapes[49]. Plusieurs personnalités y participeront (tel Jamel Debbouze, l'un des interprètes du film) ou déclareront leur soutien (telle Christiane Taubira).
Pour le quarantième anniversaire de la Marche, une fresque monumentale peinte par le street artiste Ernesto Novo est dévoilée à La Courneuve le en présence notamment de Toumi Djaïdja[50].
À Marseille
Le quarantième anniversaire de la Marche est commémoré par une série de manifestations dont le coup d'envoi et donné le sur le parvis de l'hôtel de ville : une exposition au Musée d'histoire de Marseille organisée et conçue par le collectif Mémoires en marche, des conférences, des débats, des pièces de théâtre et des projections de documentaires[51].
En le journal d'information en ligne Marsactu consacre un dossier aux quarante ans de la Marche :
Une avenue du 14ᵉ arrondissement (ancienne avenue Ansaldi) devint Avenue de la Marche pour l'égalité et contre le racisme. Cette nouvelle dénomination est votée lors du conseil municipal du « pour mettre en lumière celles et ceux qui se sont battus il y a 40 ans et rappeler le lien profond qui unit Marseille avec les valeurs de solidarité, de paix et de vivre-ensemble »[55]. Elle est inaugurée le par des élus de la Ville, des militants associatifs, dont des anciens de la Marche, et des habitants de la Cité de Flamants voisine de l'avenue et traversée alors par la Marche[56],[57].
Stéphane Beaud et Olivier Masclet, « Des 'marcheurs' de 1983 aux 'émeutiers' de 2005. Deux générations sociales d’enfants d’immigrés », Annales, no. 4, 2006, p. 809-843.
Alicia Gomba Aibar, « 1983-2023… Ça marche à travers les âges », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, no 1345, , p. 166–174 (ISSN1142-852X, DOI10.4000/120p9, lire en ligne, consulté le ).
Justine Bergounhon et Hédia Yelles, « De l’inventaire à la patrimonialisation d’une histoire vivante », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, no 1345, , p. 110–121 (ISSN1142-852X, DOI10.4000/120p8, lire en ligne, consulté le ).
Christian Delorme, « La mémoire ténue mais tenace de la Marche pour l’égalité de 1983 », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, no 1345, , p. 176–182 (ISSN1142-852X, DOI10.4000/120pa, lire en ligne, consulté le ).
Amadou Gaye, Mogniss H. Abdallah et Anne Volery, « Regard de photographe sur la Marche de 1983 : entretien avec Amadou Gaye », Hommes & migrations. Revue française de référence sur les dynamiques migratoires, no 1345, , p. 183–190 (ISSN1142-852X, DOI10.4000/120pb, lire en ligne, consulté le ).
Filmographie
Douce France, la saga du mouvement "beur" (documentaire) de Mogniss H. Abdallah et Ken Fero, agence IM'média - Migrant Media, 1993, 1h27.
Les marcheurs, chronique des années beurs (documentaire) de Samia Chala, diffusé le à 22h30 puis le à 22h sur Public Sénat et suivi d'un débat avec Benoit Duquesne avec différents protagonistes de l'époque.
En 2014, deux documentaire ont été réalisés sur ce sujet : un sur France 2 dans Infrarouge (en deux parties), Français d'origine contrôlée, diffusé le [58], et un autre dans le cadre de la LICRA, La Marche d'après, diffusé le [59].
↑Le Nouvel Observateur, 4 février 1983, cité in: Thomas Deltombe, L'Islam imaginaire: la construction médiatique de l'islamophobie en France, 1975-2005, Éditions La Découverte (ISBN2707146722), p. 51.
↑Vincent Ferry et Piero-D. Galloro (dirs), De la discrimination dite « ethnique et raciale » : discours, actes et politiques publiques, entre incantations et humiliations, éd. L'Harmattan, 2009, p. 119
↑Vincent Ferry et Piero-D. Galloro (dirs), De la discrimination dite « ethnique et raciale » : discours, actes et politiques publiques, entre incantations et humiliations, éd. L'Harmattan, 2009, p. 119 ; Alain Battegay et Ahmed Boubeker, Les images publiques de l'immigration : média, actualité, immigration dans la France des années 1980, éd. L'Harmattan, 1993, p. 69
↑Alain Battegay et Ahmed Boubeker, Les images publiques de l'immigration : média, actualité, immigration dans la France des années 1980, éd. L'Harmattan, 1993, p. 69
↑Christophe Casanova, « 40 ans de la marche pour l’égalité et contre le racisme - Ce dimanche 15 octobre démarre depuis l’hôtel de ville la commémoration des 40 ans de cette grande marche partie de Marseille en 1983 », La Marseillaise, (lire en ligne, consulté le ).
↑Coralie Bonnefoy, « [40 ans de la marche pour l’égalité] Photos, tracts et affiches entrent au musée », Marsactu, (lire en ligne, consulté le )
↑Iliès Hagoug, « [40 ans de la marche pour l’égalité] La mort de Lahouari Ben Mohamed dans tous les esprits », Marsactu,
↑Iliès Hagoug, « [40 ans de la marche pour l’égalité] Des vies d’engagement et de désillusions », Marsactu, (lire en ligne, consulté le )