Sorj Chalandon fut reporter de guerre. Néanmoins, selon son auteur, ce roman ne met pas en scène sa propre expérience du terrain, de la guerre depuis quarante ans mais celle d’un double littéraire, Georges, qu'il « envoie exprès au plus loin de ce qu’il aurait pu devenir »[1]. Il a précisé à Georgia Makhlouf qu'il avait couvert la guerre du Liban de 1981 à 1987, et qu'il avait été particulièrement traumatisé par sa visite des camps de Sabra et Chatila lors du massacre de 1982[2]. C'est pour exprimer la douleur qu'il a ressentie personnellement qu'il a transposé cet événement dans un roman, alors qu'il n'avait pas pu le faire en tant que journaliste[3].
Le Quatrième mur raconte l'histoire d'un dénommé Georges, double littéraire de l'auteur, metteur en scène amateur à ses heures perdues, mais surtout éternel étudiant à la Sorbonne, et depuis longtemps militant dans l’extrême gauche, notamment pour la défense des Palestiniens. Un Georges des années 1980, connaissant seulement la révolte et non la guerre. Un Georges qui s’envole pour la première fois en direction du Liban et surtout de la guerre qui y fait rage, dans l’unique but de tenir une promesse faite à son ami Sam, Samuel Akounis, un pacifiste Grec de Salonique, juif dont la famille a péri à Birkenau, et réfugié à Paris lors de la dictature des colonels. Sam est un véritable metteur en scène au théâtre qui s'est retrouvé hospitalisé à cause d'un cancer en phase terminale. Georges constitue alors son unique « famille » restante. Sam lui demande d'accomplir à sa place son dernier projet, l'utopique tâche de monter Antigone, la pièce de Jean Anouilh, dans Beyrouth en guerre. L'idée est de rassembler des acteurs issus des différentes factions politiques et religieuses impliquées dans le conflit pour jouer la pièce sur une scène de fortune lors d'un « répit » de deux heures, en guise de témoignage de bonne volonté. Une manière de « donner à des adversaires une chance de se parler [...] en travaillant ensemble autour d’un projet commun »[6]. Ainsi, Antigone[7] sera palestinienne et sunnite, Hémon, un Druze du Chouf, Créon, roi de Thèbes et père d'Hémon, un Maronite de Gemmayzé, le reste de la distribution étant composée de Chiites, d'une Chaldéenne, et d'une catholique arménienne[8]. Georges sera « le chœur », il portera la kippa pour figurer le juif[9].
Portée de l'œuvre et réception critique
Le Quatrième mur est considéré comme un roman qui propose une réflexion sur la guerre en général, et sur le mécanisme universel qui pousse l'individu à entrer en guerre[10]. L'œuvre montre également au lecteur l'enfermement d'un personnage dans une guerre qui le fascine et ainsi ce roman traite également des conséquences psychologiques de la guerre sur l'individu (George ne parviendra pas à reprendre une vie normale après être rentré du Liban, les préoccupations des hommes en paix étant banales et ridicules par rapport aux préoccupations des hommes en guerre, face à l'imminence de la mort)[2].
Le livre est considéré comme une œuvre sur l'utopie et la fraternité « magnifique et désespéré(e)[11] ». Selon Mohammed Aïssaoui, ce roman nous aide à comprendre le Moyen-Orient, mieux que ne le feraient les meilleurs essais[8]. David Fontaine apprécie particulièrement le parallèle qui est fait entre le conflit tragique d'Antigone et la guerre civile qui oppose des factions irréconciliables[12]. Pour Charlotte Pons, ce roman « est d'une puissance telle qu'il nous fait sentir la tension, l'horreur, l'absurdité, en des scènes d'une force visuelle rare »[13]. Anna Żurawska rapproche ce livre de deux autres romans portant sur « le conflit au Liban en accentuant la dévastation psychologique de leurs personnages »: Visage retrouvé[14] de Wajdi Mouawad, et De Niro’s Game[15] de Rawi Hage[10]. On peut aussi citer également Les Désorientés d'Amin Maalouf.
Explication du titre
Le « quatrième mur » est un terme qui désigne, au théâtre, le « mur » invisible que construit inconsciemment l'acteur qui joue entre la scène et le public, et qui le protège. Il maintient l'illusion théâtrale, et l'acteur brise ainsi le quatrième mur et l'illusion théâtrale lorsqu'il s'adresse au public.
Dans le roman de Sorj Chalandon, le personnage, Georges, s'enferme peu à peu dans la guerre (il n'arrivera pas à sortir de la guerre et à reprendre sa vie en paix), il est fasciné par elle (d'où une description parfois poétique des horreurs de la guerre). Le personnage se construit lui-même son quatrième mur, qui le protège de la peur et de la mort tout en l'enfermant dans sa folie. Ce n'est qu'à la fin du roman que George parviendra à briser le quatrième mur et ainsi se soustraire à l'enfermement de la guerre, par le seul moyen possible : la mort.
Selon l'auteur, le titre du livre est également une façon d'annoncer l'impossibilité de ce projet de pièce de théâtre en pleine guerre. Ainsi, il déclare : « En écrivant, j'avais envie que ça marche, que la représentation ait lieu, mais je me suis aperçu que ce n'était pas possible »[2].
Anthracyte, le rat noir de la bande dessinée Chlorophylle, est la mascotte des « Rats noirs », un groupuscule d'extrême-droite de la faculté d'Assas contre lequel Georges se bat en 1973.
Sam est bouleversé par le Pie Jesu de Maurice Duruflé[16]. Il souhaite le faire entendre lors de la représentation d'Antigone, pour exprimer la pureté de l'adieu de l'héroïne[17].
Sorj Chalandon a raconté à l'Agence France-Presse comment il s'était trouvé à côté d'un chef phalangiste chrétien qui tirait en récitant Demain, dès l'aube… de Victor Hugo. Cet épisode réel est repris dans le roman lorsque Georges rencontre un sniper en action, le frère du chrétien maronite qui doit interpréter Créon[18].
Adaptations
Bande dessinée
Le roman a été adapté en bande dessinée par Éric Corbeyran (scénario) et Horne Perreard (dessins). Cet ouvrage est paru le aux Éditions Marabout[19],[20]. Nicolas Ancion n'est pas convaincu par cette adaptation qui, selon lui, manque de vie et de clarté dans le propos[21]. À l'inverse, Florence Morel apprécie l'atmosphère créée par le dessin à l'encre en noir et blanc, ainsi que la fidélité du scénario, qui incite à la réflexion[22]. Cet avis est partagé par Éric Libiot, qui trouve cet album « tout en retenue [...] simple, fort et modeste»[23].
Adaptations théâtrales
De nombreuses adaptations scéniques ont été inspirées par la construction dramaturgique « en abyme » de ce roman, où Georges devient lui-même le héros d'une tragédie:
La Compagnie des Asphodèles a créé 2016 une adaptation du roman, présentée entre autres au festival Off d'Avignon[24]. Cette mise en scène constitue le deuxième volet d'une trilogie intitulée Les Irrévérencieux[25]. La pièce mêle commedia dell’arte, chorégraphiehip hop, et beat box. Invité à l’avant-première, Sorj Chalandon a estimé que ses personnages étaient fidèlement transposés dans leur représentation scénique.
Lors du deuxième festival Méphistofolies à Garrevaques, le , la Compagnie Mise en Œuvre a créé une adaptation de Gilles Guérin et Florian Albin[26].
Le Collectif Les Sans Lendemain a adapté au théâtre le roman. Dans cette mise en scène de Valentine Roy, la viole de gambe incarne Beyrouth et les méandres de la guerre. L’adaptation, signée par Lionel Cohen et Valentine Roy, suit le roman au plus près. Cette création collective a été présentée pour la première fois à Paris en . L'adaptation a été représentée une quinzaine de fois à Paris entre 2016 et 2018[27],[28]. L'auteur Sorj Chalandon a partagé un bord de plateau[29] avec le Collectif Les Sans Lendemain à l'issue d'une représentation pour lycéens au Théâtre 95 de Cergy-Pontoise en .
Arnaud Stephan a également adapté le roman pour un projet monté en 2016[30], qui comprenait plusieurs étapes, dont une résidence de recherche à Beyrouth, des lectures publiques de l'adaptation, puis la création du spectacle à Rennes le [31],[32],[33],[34],[35].
Le , une mise en scène de Julien Bouffier a été créée à La Filature de Mulhouse[36]. Ce spectacle mêle la présence d'acteurs et d'un musicien sur le plateau à la projection de séquences vidéo tournées à Beyrouth. Georges est remplacé par un personnage féminin, dans le but de rendre encore plus sensible le dilemme entre les devoirs d'une mère et un engagement à tenir dans un pays en pleine guerre civile[37].
Au festival Off d'Avignon 2017, Julien Bleitrach s'est produit seul en scène dans une nouvelle adaptation, co-écrite avec Marc Baudin. L'intrigue est ramassée dans le récit de Georges visitant Sam à son retour du Liban. Il rejoue les scènes qu'il y a vécues, en prenant tour à tour le rôle des différents protagonistes[38],[39].
Antigone 82 est une adaptation d'Arlette Namiand, mise en scène par Jean-Paul Wenzel, et créée en à Grenoble. Le « quatrième mur » est délibérément cassé par le dispositif scénique: les acteurs jouant le rôle du chœur sont mêlés au public sur des gradins dominant le plateau sur trois côtés, tandis qu'un écran vidéo occupe le fond de la salle[40].
La compagnie de théâtre La Dissidente organise également des lectures du roman, avec la participation de deux comédiens[41].
↑ ab et cGeorgia Makhlouf (intervieweuse) et Sorj Chalandon, « Sorj Chalandon dans le vertige de la guerre », L'Orient littéraire, no 87, (lire en ligne).
↑[« Antigone c’est la petite maigre qui est assise là-bas et qui ne dit rien », extrait du Prologue de la pièce, cité en épigraphe du roman] Ariane Carrère, Sophocle, Anouilh, Cocteau : Antigone et le mythe d'Œdipe, éditions Hatier, coll. « Œuvres & thèmes », , 96 p. (ISBN978-2-218-97222-5, lire en ligne), p. 9.
↑ a et bAnna Żurawska, « L’ art – moyen de communication en temps de guerre ? Sorj Chalandon, Le quatrième mur », Synergies Pologne, no 12, , p. 161-167 (lire en ligne [PDF]) :
« Il importe peu que ce soit l’Europe occidentale dite civilisée, le Liban, le Rwanda prétendu sauvage, l’Arménie ou Srebrenica, tous les génocides se ressemblent par leur tragique, leur cruauté, mais surtout leur absurdité. »
↑[blog reproduisant critique de David Fontaine dans le Canard Enchaîné: « De l'usage de la tragédie en temps de guerre »] « Le Quatrième mur de Sorj Chalendon », sur cerclelecturejm.canalblog.com, (consulté le ).
↑Mustapha Harzoune, « Rawi Hage, De Niro’s Game », hommes & migrations, no 1278 « Histoire des immigrations. Panorama régional, Volume 2 », , p. 268-269 (lire en ligne).
↑« Disponible », sur YouTubePie Jesu de Maurice Duruflé (extrait du Requiem) par Sofia Obregon (mezzo), Katarzyna Alemany (violoncelle) et Jorris Sauquet (orgue).
↑[«... un triptyque composé d’une pièce de tréteau, d’un grand texte contemporainLe Quatrième Mur et d’une confrontation entre spectacle vivant et réseaux sociaux. »] Les Irrévérencieux : Volet 2 : Le Quatrième Mur (dossier de présentation du spectacle), , 18 p. (lire en ligne [PDF]).