La miséricorde est une forme de compassion pour le malheur d'autrui à laquelle s'ajoute la notion de générosité, de bonté gratuite.
Dans les religions abrahamiques, la miséricorde est une caractéristique de Dieu dont les humains doivent s'inspirer.
Définition
Le terme « miséricorde » est répertorié en français au XIIe siècle dans le Psautier d'Oxford[1] pour signifier la « bonté par laquelle Dieu pardonne aux hommes », et, à la même époque, la « vertu qui porte à soulager les misères d'autrui »[2].
La miséricorde peut signifier, par extension, une « générosité entraînant le pardon, l'indulgence pour un coupable, un vaincu »[3],[4].
Käte Hamburger voit dans la miséricorde une sorte de charité active, ce qui la différencie de la compassion, simple sentiment qui relève du domaine des émotions[5].
Le mot hébreu rah'amim (רחמים) désigne un acte de grâce fondé sur la confiance, dans une relation mutuelle entre deux personnes qui ont des obligations à remplir résultant de leurs engagements[6]. Dans le Tanakh, il s'agit d'un « pluriel de plénitude » du mot rehem, qui désigne au sens premier le ventre maternel, le cœur et l'utérus d'une femme, et donc les entrailles de YHWH et la tendresse maternelle de Dieu pour son peuple et ses enfants, pour les petits et pour les pauvres[7].
Ce mot illustre le fait que Dieu est et agit avec miséricorde, fait preuve de clémence et voit le péché avec miséricorde : il pardonne en restant fidèle à l’Alliance avec son peuple. Dès le Livre de l'Exode, lors de la théophanie du Buisson ardent en présence de Moïse, le texte indique : « Et l’Éternel passa devant lui, et s’écria : L’Éternel, l’Éternel, Dieu miséricordieux et compatissant, lent à la colère, riche en bonté et en fidélité[8]. »
L'image de la tendresse maternelle est à la racine de la miséricorde divine dans la Bible hébraïque : « Éphraïm est-il donc pour moi un fils si cher, un enfant tellement préféré, pour qu'après chacune de mes menaces je doive toujours penser à lui, et que mes entrailles s'émeuvent pour lui, que pour lui déborde ma tendresse ? (Livre de Jérémie 31:20) »[9],[10]. On en trouve de nombreux exemples chez les prophètes de l’exil à Babylone. Le Livre d'Isaïe, entre autres, utilise la métaphore d’une femme qui se penche avec sollicitude sur les enfants qu’elle a portés dans ses entrailles. :
« Cieux, réjouissez-vous ! Terre, sois dans l’allégresse ! Montagnes, éclatez en cris de joie ! Car l’Éternel console son peuple, il a pitié de ses malheureux. Sion disait : L’Éternel m’abandonne, le Seigneur m’oublie ! Une femme oublie-t-elle l’enfant qu’elle allaite ? N’a-t-elle pas pitié du fruit de ses entrailles ? Quand elle l’oublierait, moi je ne t’oublierai point[11]. »
« Voici le jeûne auquel je prends plaisir : détache les chaînes de la méchanceté, dénoue les liens de la servitude, renvoie libres les opprimés, et que l’on rompe toute espèce de joug ; partage ton pain avec celui qui a faim, et fais entrer dans ta maison les malheureux sans asile ; si tu vois un homme nu, couvre-le, et ne te détourne pas de ton semblable[14] »
Traductions et deutérocanoniques
La Septante, version grecque de l’Ancien Testament destinée d'abord aux juifs et ensuite aux chrétiens, traduit רחמים par ἔλεος (éleos), terme qui insiste sur l'émotion et le sentiment inhérents à la compassion, tout en recouvrant en grande partie le champ sémantique de rahamim. Le mot grec désignant l'œuvre de miséricorde, ἐλεημοσύνη, eleemosynè, devenu, par altération populaire dans le latin ecclésiastique, *alemosina, est à l'origine du mot « aumône »[15].
La version latine de la Vulgate traduit les « entrailles » de la tradition juive par misericordia, du verbe misereo (« avoir pitié ») et du substantif cor (« cœur »), par exemple dans le Psaume 85 (84), 10/11, qui lie cette notion à celle de fidélité : חֶסֶד-וֶאֱמֶת נִפְגָּשׁוּ; צֶדֶק וְשָׁלוֹם נָשָׁקוּ : « Misericordia et veritas obviaverunt sibi ; iustitia et pax osculatae sunt. » À cette « miséricorde », Louis Segond préfère le mot « bonté » : « La bonté et la fidélité se rencontrent, la justice et la paix s’embrassent. »
Dans le Livre de Tobie, écrit tardif qui fait partie des textes deutérocanoniques, il est demandé à l’homme de faire miséricorde dans son action : « La prière est bonne avec le jeûne, et l'aumône vaut mieux que l'or et les trésors. Car l'aumône délivre de la mort, et c'est elle qui efface les péchés, et qui fait trouver la miséricorde et la vie éternelle[16]. »
Christianisme
Nouveau Testament
Le mot « miséricorde » est prononcé à deux reprises par Marie dans le Magnificat lorsqu'elle apprend qu'elle porte Jésus dans ses entrailles : « Sa miséricorde s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent. [...] Il a secouru Israël, son serviteur, et il s’est souvenu de sa miséricorde, comme il l’avait dit à nos pères, envers Abraham et sa postérité pour toujours[17]. »
L'Évangile selon Luc se réfère à Dieu dans la parabole du Fils prodigue[18] comme à un père généreux et prêt à pardonner à tout moment, en exemple de ce que peut signifier la miséricorde : une sollicitude non méritée et due à un amour inconditionnel. De même, dans le Sermon sur la montagne, Jésus bénit les miséricordieux : « Heureux les miséricordieux, il leur sera fait miséricorde » (Mt 5:7). Il insiste sur la miséricorde dans diverses paraboles, comme le Bon Samaritain[19] ou la dette[20],[21].
La miséricorde humaine, loin d'être un préalable à la miséricorde de Dieu, en est la conséquence directe : « Soyez miséricordieux, comme votre Père est miséricordieux[22] ! »
L’apôtre Paul souligne le fait que l’homme pécheur dépend du pardon de Dieu. Par miséricorde, Dieu sauve les pécheurs, soit parce qu’ils se sont repentis, soit parce qu’ils sont venus à la conversion et qu’ils ont fait le bien. L’Épître aux Éphésiens, texte de l’école paulinienne, développe cette idée[23].
Pour l'ensemble des confessions chrétiennes, la miséricorde n’est pas innée chez l’homme : il s'agit d'une qualité divine que possède l’homme grâce à l’amour de Dieu et qui lui est insufflée par l'Esprit saint sous une forme inépuisable.
La notion chrétienne de la miséricorde divine exige que l'homme se comporte de la même façon envers son prochain, en accomplissant des « œuvres de miséricorde ». On en dénombre sept : nourrir les affamés ; donner à boire à ceux qui ont soif ; vêtir ceux qui sont nus ; accueillir les étrangers ; assister les malades ; visiter les prisonniers ; ensevelir les morts. Ces œuvres occupent une place essentielle dans l'histoire du salut[24].
« Alors le roi dira à ceux qui seront à sa droite : Venez, vous qui êtes bénis de mon Père ; prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès la fondation du monde. Car j’ai eu faim, et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger, et vous m’avez recueilli ; j’étais nu, et vous m’avez vêtu ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus vers moi[25]. [...] Je vous le dis en vérité, toutes les fois que vous avez fait ces choses à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous les avez faites[26]. »
L'Église catholique définit quatorze œuvres de miséricorde : sept qui relèvent du corps et sept qui relèvent de l'esprit, selon la distinction entre temporel et spirituel.
Ce don est accordé par Dieu sans condition préalable[28]. Au regard de la miséricorde dont le chrétien est censé faire preuve, la question se pose de déterminer jusqu'à quel point il doit gagner son salut par ses œuvres, autrement dit par son obéissance aux prescriptions du Décalogue et du Sermon sur la montagne[28]. L'idée que le salut ne s'obtient que par le mérite[30] entrerait en contradiction avec la doctrine néotestamentaire de la gratuité du salut, elle sous-entendrait que le croyant se sauve lui-même, et, à la suite d'Augustin, elle est réfutée par le catholicisme comme par le protestantisme[28].
L'Église catholique, notamment à partir du concile de Trente (1545-1563), a adopté une position que les théologiens nomment le « synergisme », du grec syn (« avec ») et ergon (« acte », « action »)[28],[31]. Selon cette doctrine, le salut résulte d'un travail commun entre Dieu et l'homme, ce dernier étant toujours faillible : Dieu tient alors compte de sa bonne volonté et se porte à son secours pour l'aider dans ses efforts[28]. Cette optique est également celle de l'Église orthodoxe.
L'enseignement catholique à ce sujet a fait l'objet de plusieurs encycliques, dont celle de Jean-Paul II, Dives in misericordia (1980). En 2013, dans sa lettre d'exhortation apostoliqueEvangelii gaudium, le pape François reprend une affirmation du concile Vatican II : « Il existe un ordre ou une ‘hiérarchie’ des vérités de la doctrine catholique » et étend cette hiérarchisation au message moral de l'Église[32]. Il cite à ce propos la Somme théologique de Thomas d'Aquin, qui postule cette hiérarchie « dans les vertus et dans les actes qui en procèdent »[32], avec une référence à l'Épître aux Galates qui traite de « la foi opérant par la charité »[33]. Le pape François déclare à sa suite que, dans la grâce de l'Esprit saint, la miséricorde est « la plus grande de toutes les vertus », car « se montrer miséricordieux est regardé comme le propre de Dieu, et c’est par là surtout que se manifeste sa toute-puissance »[32].
Le protestantisme, luthérien ou réformé, considère que le salut ne vient que de Dieu, qui fait grâce à l'homme alors que celui-ci ne le mérite pas[28].
Ces deux conceptions, pour divergentes qu'elles soient, ne se traduisent pas par des différences fondamentales dans la pratique caritative des uns et des autres[28]. Si différence il y a, remarque André Gounelle, c'est surtout en termes de motivations : « Le catholique classique agit pour obtenir le salut, afin de gagner la grâce de Dieu. Le protestant agit parce que Dieu lui a fait grâce, par reconnaissance et amour envers celui qui l'a sauvé[28]. »
Le 30 avril 2000, deuxième dimanche de Pâques et jour de la canonisation de Faustine Kowalska à Rome, Jean-Paul II a institué pour l’Église catholique le dimanche de la Miséricorde. Si le pénitent célèbre cette fête par une sincère et repentante confession, en communiant ensuite, tout en accomplissant également la neuvaine spécifique en amont[36], la dimension du dimanche de la Miséricorde relève d'une grâce spéciale accordée par le Christ qui dépasse tous les sacrements hormis le baptême puisque « le Christ a promis ici la rémission des fautes et peines en fonction de la sainte communion reçue le jour de la fête de la Miséricorde, c’est-à-dire qu’il l’a élevée au rang d’un "second baptême" »[37].
La miséricorde et la clémence font partie des principales caractéristiques d'Allah. Il est à la fois le « Tout-Miséricordieux » (Ar-Rahmān, الرحمن), dont la clémence envers ses créatures précède toujours sa colère, et le « Très-Miséricordieux » (Ar-Rahīm, الرحيم) envers ce qu'Il a créé.
Si la colère divine est présente dans l'islam, la dimension miséricordieuse de Dieu est constamment mise en exergue[38]. Cet aspect est rappelé, à la seule exception de la sourate 9, au début de chaque sourate du Coran qui commence toujours par la formule de la Basmala : « Au nom d'Allah, le Très-Miséricordieux, le Tout-Miséricordieux »[38]. La Basmala citée en entier, بِسْمِ ٱللَّٰهِ ٱلرَّحْمَٰنِ ٱلرَّحِيمِ (Bi-ismi 'llāhi al-Rahmāni al-Rahīm), peut aussi se traduire par « Au nom d'Allah le Clément, le Miséricordieux ». Ainsi le nom « Allah », qui est celui de la révélation divine, s'inscrit-il dans l'intensité d'une miséricorde absolue et universelle[38].
La zakât (aumône), troisième des cinq Piliers de l'islam, est l'une des principales obligations des croyants. Un hadith affirme :
« Ceux qui ne sont pas miséricordieux n'obtiendront pas la miséricorde. »
↑Frederick Percival Leverett, A New and Copious Lexicon of the Latin Language: Compiled Chiefly from the Magnum Totius Latinitatis Lexicon of Facciolati and Forcellini and the German Works of Scheller and Leunemann, J.H. Wilkins and R.B. Carter, 1004 p. (lire en ligne), page 540.
↑ Gerhard Kittel, Gerhard Friedrich, Geoffrey W. Bromiley, Theological Dictionary of the New Testament: Abridged in One Volume, Wm. B. Eerdmans Publishing, États-Unis, 1985, p. 222
↑Le El malé rahamim (formule habituellement traduite par « Dieu plein de miséricorde ») devient, dans la traduction biblique et évangélique de Chouraqui « un El rempli de matrices qui matricie (merahem), qui est matriciel (rahoum) »Au confluent de trois continents : André Chouraqui, Francine Kaufmann.
↑Dt 15:11, trad. Louis Segond, 1910 : « Il y aura toujours des indigents dans le pays ; c’est pourquoi je te donne ce commandement : Tu ouvriras ta main à ton frère, au pauvre et à l’indigent dans ton pays. »
↑Ez 18:16, trad. Louis Segond, 1910 : « S’il n’opprime personne, s’il ne prend point de gage, s’il ne commet point de rapines, s’il donne son pain à celui qui a faim et couvre d’un vêtement celui qui est nu... »
↑Gerhard Kittel, Gerhard Friedrich, Geoffrey W. Bromiley, Theological Dictionary of the New Testament: Abridged in One Volume, Wm. B. Eerdmans Publishing, États-Unis, 1985, p. 223.
↑Tb 1:19-20, trad. Crampon : « Tobie allait visiter chaque jour tous ceux de sa parenté ; il les consolait et distribuait de ses biens à chacun, selon son pouvoir ; il donnait à manger à ceux qui avaient faim, procurait des vêtements à ceux qui étaient nus et mettait un grand zèle à donner la sépulture à ceux qui étaient morts ou qui avaient été tués. »
(de) Ralf van Bühren(en), Die Werke der Barmherzigkeit in der Kunst des 12.–18. Jahrhunderts. Zum Wandel eines Bildmotivs vor dem Hintergrund neuzeitlicher Rhetorikrezeption., Georg Olms, Hildesheim/Zürich/New York, 1998 (ISBN3-487-10319-2)
(de) Stefan Dybowski, Barmherzigkeit im Neuen Testament – Ein Grundmotiv caritativen Handelns, Hochschul Verlag, Freiburg, 1992, (ISBN3-8107-2243-X)
Walter Kasper, La Miséricorde, notion fondamentale de l’Évangile, clé de la vie chrétienne, éd. des Béatitudes, coll. « Theologia », 2015, 214 p. (ISBN978-2840248187)