Un carré gréco-latin ou carré eulérien d'ordre n, sur deux ensembles G et L de chacun n symboles, est un tableau carré de n lignes et n colonnes, contenant les n2couples de L × G, et où toute ligne et toute colonne contient exactement une fois chaque élément de L (en première position dans l'un des n couples) et chaque élément de G (en seconde position). Il s'agit de la superposition de deux carrés latins orthogonaux l'un à l'autre. On dit aussi « carré bilatin ».
Le nom « gréco-latin » vient du fait que l'on utilisait souvent pour G et L le début des alphabetsgrec et latin.
Exemples
Deux carrés latins orthogonaux
Considérons les deux carrés latins d'ordre 4 suivants, sur les ensembles L = {A, B, C, D} et G = {α, β, γ, δ} :
Leur superposition (ci-contre) est un carré gréco-latin car aucun couple de L × G n'est répété (donc chaque couple apparaît une fois et une seule) : on dit que les deux carrés latins sont orthogonaux.
Deux carrés latins non orthogonaux
Remplaçons le second des deux carrés latins ci-dessus par le suivant :
Il n'est plus orthogonal au premier, c'est-à-dire que leur superposition ne donne pas un carré gréco-latin :
On remarque en effet que quatre couples apparaissent deux fois (et que quatre sont absents).
Histoire
Prémices
Une édition posthume (1725) des Recreations mathematiques et physiques de Jacques Ozanam propose (vol. 4, p. 434) de construire un carré gréco-latin d'ordre 4, dans un casse-tête formulé en termes de cartes à jouer[1] : le problème est de prendre tous les as, rois, dames et valets d'un jeu standard et de les disposer sur une grille 4×4 de telle sorte que chaque ligne et chaque colonne contienne les quatre enseignes (trèfle ♣, carreau ♦, cœur ♥, pique ♠)
et les quatre valeurs. Il y a plusieurs solutions.
Les travaux d'Euler et ses deux conjectures
En 1779, le mathématiciensuisseLeonhard Euler définit et étudie en détail les carrés gréco-latins d'ordre n, sur les alphabets grec et latin puis sur les entiers strictement positifs[2]. Il produit des méthodes pour en construire si n est impair ou multiple de 4. Il reste donc à traiter le cas où n est congru à 2 modulo 4. Il remarque[3] qu'il n'existe pas de carré gréco-latin d'ordre 2 et illustre l'ordre 6 par son « problème des 36 officiers » :
« 36 Officiers de six différens grades et tirès de six Régimens différens, qu'il s'agissoit de ranger dans un quarré, de manière que sur chaque ligne tant horizontale que verticale il se trouva six Officiers tant de différens caractères que de Régimens différens[4]. »
Il conjecture que ce problème n'a pas de solution :
« Or, après toutes les peines qu'on s'est donné pour résoudre ce Probléme, on a été obligé de reconnoître, qu'un tel arrangement est absolument impossible, quoiqu'on ne puisse pas en donner de démonstration rigoureuse[4]. »
et même que plus généralement, pour tout n congru à 2 modulo 4, il n'existe aucun carré gréco-latin d'ordre n :
« J'ai examiné par cette méthode un très grand nombre de quarrés […] et je n'ai pas hésité d'en conclure, qu'on ne sçauroit produire aucun quarré complet de 36 carrés, et que la même impossibilité s'étende aux cas de n=10, n=14 et en général à tous les nombres impairement pairs[5]. »
Première conjecture confirmée et seconde réfutée
En 1842, grâce à une recherche exhaustive des cas et par croisement des résultats, le Danois Thomas Clausen parvient, selon toute vraisemblance[6], à démontrer la première conjecture d'Euler : il n'existe aucun carré gréco-latin d'ordre 6. Mais sa preuve ne nous est pas parvenue. La première preuve publiée, qui suit la même méthode[6], est due au Français Gaston Tarry, en 1901[7].
En 1959-1960, Bose, Parker(en) et Shrikhande infirment complètement la seconde[6] : hormis les deux exceptions déjà connues (n = 2 et n = 6), il existe des carrés gréco-latins d'ordre n pour tout n ≡ 2 (mod 4) donc finalement : pour tout n.
Construction de carrés gréco-latins à partir de corps finis
Pour tout nombre primaire, le corps fini permet de construire carré latins d'ordre deux à deux orthogonaux, donc carrés gréco-latins[8].
Ces carrés sont les tables de Cayley des lois définies sur par pour décrivant les éléments non nuls de .
Par exemple, pour , les deux carrés obtenus sont (pour ) et (pour ), conduisant au carré gréco-latin . Des exemples pour et sont donnés dans [9].
Application aux plans finis
L'existence d'un plan fini (affine ou projectif) d'ordre (dont les droites comportent points) équivaut à l’existence de carrés latins d'ordre deux à deux orthogonaux[10].
Ce résultat, couplé avec la propriété précédente, permet de montrer qu'il existe des plans finis pour tout ordre qui est un nombre primaire[10].
Inversement, l'inexistence de carré gréco-latin d'ordre 6 montre l'inexistence de plan fini d'ordre 6[10].
Application aux carrés magiques
Tout carré eulérien donne naissance à un carré semi-magique, dont les lignes et les colonnes ont même somme[9]. Si l'on se ramène à , et si l'on remplace le couple du carré eulérien par l'entier , on on obtient un carré semi-magique, et ce carré est de plus magique si les deux carré latins de départ sont "diagonaux" (i.e. si leurs deux diagonales sont composées d'éléments distincts).
Par exemple, le carré eulérien formé des deux carrés latins diagonaux et fournit le carré magique [10]. Cependant on n'obtient pas ainsi tous les carrés magiques.
↑L. Euler, Recherches sur une nouvelle espèce de quarrés magiques, E530, présenté à l'Académie de Saint-Pétersbourg le 8 mars 1779. Fait remarquable, cet article d'Euler est écrit en français, et est le seul publié dans un journal néerlandais (en 1782).
↑G. Tarry, « Le problème des 36 officiers (I) », Comptes rendus de l'Association française pour l'avancement des sciences, vol. 1, , p. 122-123 et G. Tarry, « (II) », C. R. Assoc. Franç. Av. Sci., vol. 2, , p. 170-203.
↑André Warusfel, Structures algébriques finies, HACHETTE UNIVERSITE, , p. 242-243
↑ a et bJacques Bouteloup, Carrés magiques, carrés latins et eulériens, Éditions du Choix, , p. 20, 109-116
↑ abc et dOlivier Méjane, « Plans finis et carrés latin », Quadrature, no 120, avril-mai-juin 2021, p. 25-30 (lire en ligne)
Voir aussi
Bibliographie
Sean Bailly, « Et le problème des 36 officiers d'Euler devint quantique », Pour la science, no 540, , p. 68-71