L'antisémitisme français à la fin du XIXe siècle est remarquable par son activisme et sa popularité, comme le prouvent le nombre impressionnant et la virulence des publications antisémites en France, dont en particulier le pamphlet d'Édouard Drumont, La France juive (1886, réédité en 1892) et son journal La Libre Parole.
Pendant cette période, et particulièrement au paroxysme de l'Affaire Dreyfus, ont lieu de graves émeutes dans plusieurs villes françaises (Paris, Marseille, Lyon, Nancy, Bordeaux, Perpignan, Angers…) où des groupes pouvant compter jusqu'à un millier de personnes s'attaquent à des boutiques tenues par des Juifs[1]. À Paris, des bandes organisées mènent des émeutes dans les quartiers juifs (notamment au Marais ou à Belleville). Ces bandes regroupent des individus issus de communautés spécifiques (notamment les équarrisseurs de la Villette) et sévissent principalement entre 1892 et 1894[1]. Si en 1889, l'antisémitisme n'est pas un projet politique en soit, à l'exception d'une petite minorité dans l'extrême gauche et l'extrême droite, l'échec du boulangisme et l'exposition des milieux antisémites début 1890, grâce notamment à Francis Laur, augmente sa portée médiatique. En revanche, l'écho politique reste limité, en raison de l'opposition de Paul Déroulède et de Georges Boulanger, accompagnés par Alfred Naquet et Georges Laguerre qui lutte contre leur influence au sein du boulangisme en perdition. Aux élections municipales de Paris en avril, ils présentent huit candidats et ne recueille que 0,75 % des voix. Cependant, Drumont et Morès obtiennent chacun environ 10 % des voix dans leur quartier d'élection[2].
Il imprègne peu à peu presque toute la droite française, comme on va le voir au moment du scandale de Panama et de l'affaire Dreyfus. Le krach de l'Union générale, en 1882, banque fondée par un ancien employé des Rothschild, semble être un des facteurs déclenchants de la vague d'antisémitisme. En 1890, La Croix se proclame le journal catholique le plus anti-juif de France.
Lié au nationalisme et au racialisme, l'antisémitisme devient alors une revendication majeure de l'extrême droite[3]. S'il concerne majoritairement la droite et l'extrême-droite, l'antisémitisme n'épargne pas entièrement la gauche, en particulier parmi une minorité de représentants du syndicalisme révolutionnaire, mouvement qui donne lieu au débat sur l'existence, ou non, d'un « fascisme français ».
L'antisémitisme de gauche se mêle à l'anticapitalisme, considérant que le capital est aux mains des juifs. L'affaire Dreyfus rend celui-ci extrêmement minoritaire, la plupart des personnalités venues de ce milieu basculant à droite voire à l'extrême-droite.
En , plusieurs de ces députés (Théodore Denis, le comte de Pontbriand, Baudry d'Asson) réclament l'exclusion des juifs de la fonction publique, voire de le retrait de leur nationalité française[4]. Ces propositions ne reçoivent cependant que peu d'échos parmi leurs collègues[4]. La presse ridiculise ces deux jours de débat oiseux[4], mais La Petite Gironde constate cependant l'existence réelle de relais parlementaires à cet antisémitisme, assimilé à un « réveil des passions qui ont ensanglanté le Moyen Âge »[4].
Avec le développement de l'affaire Dreyfus, l'antisémitisme passe définitivement à droite, des réflexes d'union républicaine présageant à gauche le cabinet Waldeck-Rousseau[4]. Le député Gustave Rouanet moque ainsi l'anti-capitalisme antisémite de gauche, recueillant l'approbation de la majorité du centre et de la gauche[4]. Sur proposition de Paul Faure, le groupe radical-socialiste exclut ainsi, en , ses quelques députés antisémites, en particulier Émile Morinaud[4]. Une vingtaine de députés, tous membres de courants nationalistes (boulangistes, royalistes, déroulédiens…), constituent en un « groupe antisémite » à la Chambre, sous la présidence de Drumont[4] (voir liste en note[5]).
Lors de la Première Guerre mondiale, la participation des juifs à l'Union sacrée amène Maurice Barrès à les inclure dans Les Diverses familles spirituelles de la France (1917), tranchant ainsi avec la dénonciation des « quatre États confédérés : Juif, Protestant, Maçon et Métèque » du chef de l'Action française, Charles Maurras. Mais l'antisémitisme, un temps apaisé, ressurgit lors des années 1930, stimulé par la crise économique, le chômage, l'afflux des juifs allemands fuyant le nazisme et l'accession au pouvoir du Front populaire, dirigé par Léon Blum.
Si en 1927, Samuel Schwartzbard, qui a assassiné l'hetmanPetliura est acquitté par la Cour d'assises de la Seine, des manifestations antisémites accueillent une pièce de Jacques Richepin sur l'affaire Dreyfus en 1931 et en 1933. Lors de la montée du nazisme, les frères Jérome et Jean Tharaud écrivent, dans un livre au titre significatif, Quand Israël n'est plus roi : « Ce qui étonne davantage, c'est que soixante-cinq millions d'Allemands se soient laissé dominer de la sorte de la sorte par six cent mille Juifs »[6].
D'autres revues sont plus éphémères, telles que La France Réelle, proche de l'AF ; L'Insurgé, pro-fasciste ; ou L'Ordre National, proche de la Cagoule[7], un groupe terroriste anticommuniste et antisémite, financé par le fondateur de L'Oréal, Eugène Schueller. Ce dernier publie des articles d'Hubert Bourgin et Jacques Dumas[7].
Céline publie Bagatelles pour un massacre pour la première fois en 1937, tandis que Georges Montandon, un ethnologue tenant des thèses racialistes, publie en 1939, dans La Contre-Révolution, un article intitulé « La Solution ethno-raciale du problème juif ».
L'antisémitisme dans les ligues et les partis politiques
Fondée pendant l’affaire Dreyfus, l'Action française rassemble en 1934 60 000 adhérents[10].
La Solidarité française est une ligue fasciste dirigée par le commandant Renaud, elle est fondée en 1933, la même année que le Francisme dirigé par Marcel Bucard. Ces deux ligues regroupent chacune 10 000 personnes[10]. Le Francisme est devenu antisémite à partir de 1936[10]. Le Parti populaire français, fondé en 1936, est dirigé par Jacques Doriot. Ce parti compte à son apogée 100 000 adhérents[10].
Certains partis qui n’étaient pas antisémites à l’origine le deviennent dans les années 1930. Ainsi, les Comités de défense paysanne d'Henri Dorgères penchent vers le fascisme puis l’antisémitisme dès le début des années 1930. Ce parti compte alors 150 000 à 200 000 adhérents[10].
D’autres ligues agissent qui sont plus petites mais surtout beaucoup plus violentes, notamment la Ligue Franc-Catholique, formée en 1927 et dirigée par le chanoine Schaeffer, ou encore le Front de la jeunesse fondé à la fin de l'année 1937 par l'avocat Jean-Charles Legrand.
Deux groupuscules ouvertement antisémites, le Front franc de Boissel et le Parti national prolétarien entretiennent des liens directs avec les nazis d'outre-Rhin.
L'antisémitisme sous le Front Populaire
L'arrivée au pouvoir de Léon Blum déclenche les foudres de l'extrême droite parlementaire et des ligues qui lui sont affiliées[11], suscitant une recrudescence de l'antisémitisme[4]. S'il était porté, à la Belle Époque, par des députés marginaux, il bénéficie désormais d'une réelle écoute, notamment à travers la parole du vice-président du groupe parlementaire de la Fédération républicaine, Xavier Vallat[4]. À l'arrivée de Blum, celui-ci déclare à la tribune : « Pour la première fois, ce vieux pays gallo-romain sera gouverné par un Juif »[6].
Parmi les antisémites (Vallat, Joseph Massé, Louis Biétrix, etc.), beaucoup préfèrent Hitler à Léon Blum comme Salomon-Kœchlin : « mieux vaut mille fois, pour un peuple sain, la férule d’un Hitler que la verge d’un Léon Blum »[12].
L'admiration envers le nazisme ou/et le fascisme n'est pas unanime dans les rangs de l'extrême-droite antisémite, la germanophobie et le nationalisme induisant, chez certains, le rejet du nazisme. L’Action française, royaliste, et les Maurrassiens sont méfiants vis-à-vis de Hitler. La plupart des antisémites, même Lucien Rebatet, ne souhaitaient pas que la France imite les méthodes allemandes. Ils estiment ne pas être influencés par le nazisme car l’antisémitisme français repose selon eux sur des arguments traditionnels.
En 1937, paraît Bagatelles pour un massacre de Céline, où l'auteur tient des propos d'une extrême violence : « Qu'ils crèvent, eux, tous d'abord, après on verra ».
En , l'assassinat d'un conseiller de l'ambassade d'Allemagne à Paris par Herschel Grynszpan fournit un prétexte à Hitler pour déclencher la Nuit de Cristal mais avive l'inquiétude et l'embarras des juifs de France devant l'afflux d'immigrés juifs d'Europe de l'Est.
Les juifs de France réagissent faiblement à cette situation. Un comité national de secours aux victimes de l'antisémitisme de l'Allemagne se crée mais est vite dépassé. Certains veulent garder un profil bas face au nazisme et à l'antisémitisme tel le jeune Edgar Morin[13] et d'autres appellent à la résistance au nazisme, comme Julien Benda.
Revendications antisémites
Les antisémites considéraient non seulement qu’il était désormais devenu indispensable de fermer les frontières mais ils pensaient également qu’il fallait expulser les juifs réfugiés.
Céline clamait ainsi : « Faut les renvoyer chez Hitler ! En Palestine ! En Pologne ! ». Quelques antisémites sortaient des chiffres ; ainsi, Laurent Viguier évaluait la communauté juive à 800 000 personnes et il estimait que 300 000 restait un nombre « tolérable »[14]. Ses estimations sont exagérées puisque dans les années 1930 on ne dénombre que 300 000 juifs en France (soit 0,7 % de la population totale)[14].
D’autres antisémites prônaient des mesures légales et un statut juridique. Ils voulaient dissocier une nationalité juive de la nationalité française, sans faire de différences entre les israélites depuis longtemps intégrés et les nouveaux arrivés. Ils ne ménageaient pas non plus les anciens combattants juifs, tout en sachant que parmi eux les pertes avaient été nombreuses durant la Grande Guerre. Les mesures légales envisagées consistaient à priver les juifs de droits publics et à les proscrire de la fonction publique. René Gontier affirmait qu'« ils ne seront ni électeurs ni éligibles »[15].
Les revendications antisémites consistaient à interdire les organisations juives telles que l’Alliance israélite universelle ou la Ligue Internationale contre l’antisémitisme. Les plus extrémistes voulaient interdire le travail aux juifs, ce qui en somme rejoignait l’idée d’expulser les juifs, puisque sans travail, ces derniers seraient obligés de partir. Ils voulaient en particulier limiter les activités exercées par les juifs dans la presse, la banque, l’industrie, le commerce, les professions libérales, la culture et le spectacle. Des groupes de théoriciens antisémites demandaient aussi la confiscation des biens des juifs[16].
Ils professaient une grande hostilité envers les mariages mixtes, mais sans demander de mesure légale.
Quelques lois anti-étrangers furent promulguées dans ce contexte, en réponse à des manifestations, venant notamment du milieu de la médecine ou des avocats (loi Armbruster du , limitant la médecine aux personnes diplômées de nationalité française ; loi concernant les avocats de , limitant la profession à ceux résidant sur le territoire depuis plus de dix ans - voir Histoire de l'immigration en France).
↑Edgar Morin, Autocritique, 1969, Paris : « Déjà, avant la guerre, j'avais peur de réagir en Juif aux événements politiques et j'étais heureux de m'opposer, pacifiste, au bellicisme de la plupart des autres Juifs ».
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