Développée notamment dans plusieurs épîtres de Paul et chez Origène, l'importance de la croix est conceptualisée par Martin Luther, qui a créé l'expression d'origine, en latin : theologia crucis[1]. Cette notion a gardé un rôle majeur dans la théologie protestante.
Au XXe siècle, elle transcende les divergences confessionnelles et occupe une place centrale dans l'œuvre de théologiens comme Hans Urs von Balthasar et Karl Barth.
Définition
La théologie de la croix est une forme particulière de la théologie chrétienne en ce qu'« il s’agit de penser la connaissance de Dieu à partir, non pas de ses attributs divins, de la raison humaine, de la révélation naturelle ou de la métaphysique mais seulement à partir de la croix »[2].
En conséquence, toute la construction théologique doit être ordonnée à la croix et à la crucifixion, du fait de leur rôle unique dans le salut, ce qui permet et contraint à la fois à une nouvelle appréhension du divin, notamment dans l'inversion de ses prérogatives. Dieu, à la croix, se révèle faible et mourant, et non fort et puissant[2].
Quand Martin Luther crée l'expression, il se place en opposition à la « théologie de la gloire » (theologia gloriæ) au cours de la Dispute de Heidelberg en 1518[3]. Dans ce débat, il représente l'ordre des Augustins et expose ses thèses qui serviront plus tard de fondement à la Réforme protestante[3]. Il définit la croix du Christ comme seule source de la connaissance de Dieu et du salut, alors que la théologie de la gloire met davantage l'accent sur la raison humaine[3]. En ce sens, pour Luther, la théologie de la gloire est une doctrine spéculative qui trouve son apogée dans la scolastique, à laquelle il reproche de se fier à la rationalité pour prétendre approcher Dieu, qui est invisible, à travers sa création, qui est visible[4].
Cette prise de position se réfère directement aux épîtres de Paul, qui établissent un lien entre la croix et la sagesse, notamment en 1 Co 1:18-21 et 8, et fustigent les « ennemis de la croix » (Ph 3:18)[4].
Histoire
Épîtres de Paul
Un des textes les plus fondateurs de la théologie de la Croix est l'« hymne aux Philippiens », aux versets 6 à 11 du deuxième chapitre de l'épître aux Philippiens[5] :
« le Christ Jésus, bien qu’il fût dans la condition de Dieu, n’a pas retenu avidement son égalité avec Dieu ; mais il s’est anéanti lui-même, en prenant la condition d’esclave, en se rendant semblable aux hommes, et reconnu pour homme par tout ce qui a paru de lui ; il s’est abaissé lui-même, se faisant obéissant jusqu’à la mort, et à la mort de la croix. C’est pourquoi aussi Dieu l’a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu’au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et dans les enfers, et que toute langue confesse, à la gloire de Dieu le Père, que Jésus-Christ est Seigneur[6]. »
Le pape Benoît XVI interprète la conversion de Paul comme un mystère centré sur la croix et la mort de Jésus, avec une double dimension d'universalité — Jésus est mort pour l'humanité tout entière — et de relation personnelle — Jésus est mort pour moi personnellement —. La Croix est dans cette perspective un salut donné comme grâce de manière unilatérale[7].
Théologiens anciens
Origène voit une préfiguration de la Croix salvatrice dans la bataille entre les Hébreux et les Amalécites relaté dans le Livre de l'Exode, quand Moïse lève les bras pour faire vaincre les Hébreux, soutenu par Aaron et Hur[8].
Irénée de Lyon établit une relation directe entre Création et Rédemption, méditant sur la forme même de la croix comme mesure de l'amour de Dieu et figure du Dieu créateur[8].
Le XXe siècle
Dans le protestantisme, si la théologie de la croix est d'une importance inégale parmi les successeurs de Luther, le XXe siècle voit son retour dans les œuvres de Bonhoeffer et de Karl Barth[9],[10].
La même prééminence se retrouve dans le catholicisme, notamment chez Karl Rahner et Hans Urs von Balthasar[9]. Chez Urs von Balthasar, la croix est indissociable de la gloire de la Trinité[11]. Pour lui, la croix est l'aboutissement final d'une kénose qui commence au sein même de la Trinité, et non pour le seul Christ[12].
Le théologien indien Vengal Chakkarai(en) développe une théologie proprement indienne qui s'appuie, non pas principalement sur des éléments johanniques mais plutôt pauliniens, en particulier l'épître aux Philippiens, et surtout les versets 6 à 11 du chapitre 2, dit « Hymne aux Philippiens ». Ces versets sont la révélation la plus explicite du mystère de la kénose[5].
Toutefois les kénoses sémitique et orientales ne sont absolument pas synonymes, étant héritières de deux traditions philosophiques oxymoriques. Mais la démarche de Paul et de Chakkarai sont similaires, ce qui amène Chakkari encore plus loin que son prédécesseur. Dans la version de Chakkarai, la Croix est un outil de déréliction encore plus absolu dans la mesure où elle prive même le Christ de la relation à Dieu le Père[13].
Représentations artistiques
Christianisme ancien
Dans les représentations antiques, la Croix est peu représentée comme instrument du salut, car elle continue d'être utilisée par l'Empire romain comme instrument de torture, notamment vis-à-vis des premiers chrétiens. La première représentation connue d'une croix comme instrument de salut date de l'évangéliaire de Rabbula, dont les enluminures sont datées du VIe siècle[8].
Dans le mausolée de Galla Placidia, la Croix est placée au centre de la décoration en mosaïque de la coupole, et y figure l'axe du cosmos[8].
Représentations antiques de la Croix associée au Salut
↑ ab et cTimothy Lull (dir.), Martin Luther's Basic Theological Writings, Minneapolis, Fortress Press, 2005, p. 50.
↑ a et bReinhold Bernhardt & David Willis-Watkins, Theologia crucis, in EKL Evangelisches Kirchenlexikon, tome 4, Vandenhoeck & Ruprecht, Göttingen, 1996 (ISBN3-525-50141-2), p.733.
[Jean-Claude Basset 1983] Jean-Claude Basset, « Théologie de la croix et culture indienne. L'interprétation de V. Chakkarai à la lumière de Philippiens 2/6-11 », Revue d'histoire et de philosophie religieuses, Université de Strasbourg, vol. 63, no 4, , p. 417-433 (ISSN0035-2403, DOI10.3406/rhpr.1983.4732, lire en ligne)
[Dettwiller & Zumstein 2002] Andreas Dettwiller et Jean Zumstein (trad. de l'allemand par Elian Cuvillier), « Die ‘Kreuzestheologie’ als Leseschlüssel zum Markusevangelium », dans Andreas Dettwiller & Jean Zumstein (dir.), Kreuzestheologie im Neuen Testament [« La “théologie de la croix” comme clé de lecture de l'évangile de Marc »], Tübingen, , 367 p. (ISBN978-3-16-147775-1, lire en ligne), p. 107-150
[Vincent Holzer 2007] Vincent Holzer, « Théologie de la croix et doctrine trinitaire. Contribution à une théologie négative christologique : une autre analogie », Revue théologique de Louvain, vol. 38, no 2, , p. 153-186 (ISSN0080-2654, lire en ligne)