Il est connu pour ses compositions et ses performances phénoménales autant que pour l'étrange « philosophie cosmique » qu'il prêchait.
À la tête de son Arkestra, il a enregistré plus de deux cents albums, le plus souvent sur son label El Saturn Records(en) depuis la fin des années 1950.
Biographie
Jeunesse
Sun Ra nait le à Birmingham dans l'Alabama, à l'époque une ville où la ségrégation raciale est très forte[3]. Son nom de naissance fait débat : il est généralement considéré que celui-ci est « Herman Blount », mais Dave Ginsburg de l'Université du Michigan soutient qu'il s'agit de « Herman Lee »[1].
Grand lecteur, bon élève, il étudie la musique[1] et pratique le piano[3]. Il est également membre d'une loge maçonnique noire[4].
Les débuts professionnels de Sun Ra sont assez incertains[7]. Il semble qu'il accompagne de nombreux musiciens dans le Midwest. Dès les années 1930, il ferait partie de l'orchestre de John Fess Whatley, puis, à la fin des années 1930, il est sideman à Chicago sous le nom de « Sonny Blount »[1],[7]. Comme pianiste et/ou comme arrangeur, il aurait enregistré avec le chanteur de blues Wynonie Harris (1946), avec Fletcher Henderson (1946 et 1947), avec Coleman Hawkins et Stuff Smith (1948)[8]. Avec certitude, il enregistre avec le big band d'Eugene Wright en [1].
Ses vrais débuts comme leader datent de 1953 à Chicago, où il monte son big band qu'il appelle l'Archestra à partir de 1955 (un jeu de mots sur « orchestra » et « arch », l'Arche de Noé[9],[n 1]). Il se choisit comme pseudonyme « Sun Ra » (« soleil » en anglais suivi du nom du dieu du soleil égyptien) afin de se défaire de son prénom Herman qui marque pour lui l'héritage de l'esclavage[9]. Il joue une musique influencée par le bebop, expérimente les premiers claviers électroniques (dont certains de son invention[7]), et joue « free » avant l'invention du terme[8]. Ses premiers albums (Super-Sonic Jazz(en), 1956, Jazz in Silhouette(en), 1959...) sont pour la plupart enregistrés sur son label El Saturn Records(en), qu'il a créé en 1957 avec Alton Abraham, après avoir acheté un Sound Mirror, le premier magnétophone grand public en vente aux États-Unis. C'est un des premiers musiciens à s'autoproduire[9].
En 1977, il participe au FESTAC 77, un festival des cultures et arts noirs et africains qui se tient à Lagos, au Nigeria, et réunit près de 60 pays[14].
Années 1980
L'Arkestra continue d'enregistrer (sur Impulse!, Atlantic, Philly Jazz…) et de se produire en concert. Sun Ra participe à de nombreuses émissions de radio et donne des conférences[8].
Sun Ra a une attaque en 1990, ce qui ne l'empêche pas de continuer à composer et à diriger l'Arkestra. Quand il est trop faible, il confie néanmoins à John Gilmore(en) le soin de diriger le groupe[8].
Sun Ra meurt le [2] à Birmingham (Alabama), à l'âge de 79 ans. Il est inhumé au cimetière Elmwood, dans la même ville[15].
L'Arkestra continue de jouer la musique de Sun Ra depuis sa mort, avec Gilmore en leader jusqu'en 1995, et Marshall Allen depuis[9].
Style
Musique
Précurseur et hors normes, d'avant-garde tout en restant accessible[3], Sun Ra s'inscrit dans un premier temps dans la lignée des orchestres Bebop (comme celui de Tadd Dameron) ou ellingtonien, en y ajoutant des percussions « exotiques », pouvant évoquer l'Égypte antique, ou des instruments électriques[10]. Rapidement, est un des premiers musiciens à avoir joué « free », préfigurant ce qui allait devenir le free jazz[8]. Sa musique intègre également, et souvent avant que ce soit à la mode, des éléments de psychédélisme, de musique africaine, de musique concrète[4]… ce qui ne l'empêchera pas, tout au long de sa carrière, de revisiter le répertoire de Jelly Roll Morton, de Fletcher Henderson ou de Thelonious Monk[10].
Imprévisible, sa musique joue sur la modification des timbres, des structures et des rythmes, parfois de façon subtile, parfois de façon paroxystique, notamment en jouant sur l'amplification[10].
Ses concerts alternent généralement des improvisations « free », des chorals mystiques et d'excentriques versions de morceaux swing[8].
Leader exigeant voire tyrannique, il réveille fréquemment ses musiciens à 4 heures du matin pour répéter de la musique qu'il venait d'écrire. Il peut humilier en concert les musiciens en retard ou pas assez concentrés[3]. Pourtant, nombreux sont ceux qui restèrent membre de l'Archestra pendant des dizaines d'années. Parmi ceux-ci, on peut notamment citer John Gilmore(en), Marshall Allen ou Pat Patrick(en).
Instruments
D'abord pianiste, Sun Ra a été précurseur dans l'utilisation de claviers électroniques. Il a notamment joué sur des Hohner Clavinet, des Rocksichord ou encore des Clavioline[16]. Il était proche de Robert Moog et a pu échanger avec lui et tester différents instruments et effets[16].
Dans les années 1950, il se produit en trio, jouant un clavier électrique de son invention, « dont certaines possibilités sonores évoquent davantage celles des Ondes Martenot ou de l'Aetherwellen — instrument conçu par le russe Theremin en 1924[n 2] — que celles du piano électrique ou de l'orgue traditionnel[1]. »
Mythologie
Sun Ra a construit une mythologie autour de son personnage, affirmant être un ange[13], et de sa musique, inspirée à la fois de l'ancienne Égypte et de la science-fiction. Il raconte avoir été enlevé par des extraterrestres en 1936, « qui l'auraient emmené sur Saturne pour lui assigner la mission de vaincre le chaos avec son art[17]. »
Avec son complice Alton Abraham, avec qui il a fondé El Saturn Records(en), Sun Ra édite des textes, des poèmes[18], des tracts et des manifestes dans lesquels sont développés leur pensée et leur univers[4].
Performances
Lors de ses concerts, il portait généralement des costumes extravagants : « vêtu de chasubles métallisées, coiffé de casques ethno lunaires, paré de bijoux vénusiens[4]… » Ses musiciens, qui avaient parfois le visage peint, portaient le même genre de costumes afro-futuristes[19]. À partir des années 1980, on pouvait régulièrement voir des tourneurs d'assiette ou des cracheurs de feu[8].
Engagements
Sun Ra est impliqué dans la défense des Afro-Américains, notamment via les tracts qu'il diffuse à partir des années 1950[18]. Il s'intéresse aux séparatistes, pour lesquels les Noirs devraient avoir un État souverain plutôt que s'intégrer aux États-Unis[18]. On peut l'inscrire dans la lignée de Marcus Garvey ou Elijah Muhammad[20].
Sa réflexion est tournée à la fois vers le passé et vers le futur. D'un côté, Sun Ra participe à un travail de déconstruction historique pour faire entrer les Noirs dans l'histoire. À la suite de George G. M. James(en)[21], Ra accuse par exemple les philosophes Grecs d'avoir volé leurs fondements à l'Égypte antique. Il cherche ainsi à démontrer l'importance de l'Afrique dans l'histoire et dans le monde occidental[n 3],[18], afin de sortir les Noirs d'un passé créé pour eux par les Blancs colonisateurs et esclavagistes. Sun Ra, parmi d'autres, invente des « contre-mythologies, stratégies de résistance politique et identitaire, permettant de retrouver sens et filiation[13]. »
Sur un autre versant, son intérêt pour la science-fiction vise à imaginer un futur pour les Noirs, préfigurant l'Afrofuturisme. On peut y voir un lien avec la condition des Noirs aux États-Unis, considérés comme des « aliens[n 4] », qui peuvent se libérer en retournant sur leur planète[16]. C'est d'ailleurs un des thèmes du film de science-fiction Space Is the Place, qu'il a coécrit[8].
Sa musique avant-gardiste a une vocation politique, celle d'inventer un futur souhaitable pour les Noirs[18] : « la musique de Sun Ra témoigne du sentiment d'impuissance de la masse noire face à la condition qui lui est faite, la résolution de cette impuissance étant donnée par la musique comme magique : Sun Ra proposait une sorte d'utopie musicale[20]. »
National Endowment for the Arts - NEA Jazz Master : nomination et récompensé en qualité de « Jazz Master » en 1982[23]. Il s'agit de la plus prestigieuse récompense de la nation américaine en matière de jazz.
La discographie de Sun Ra est une des plus importantes de l'histoire du disque[24],[25]. Le claviériste et compositeur américain a enregistré des dizaines de singles et plus de 100 albums, cumulant plus de 1000 morceaux, ce qui en fait l'un des musiciens les plus prolifiques du XXe siècle[26].
Protéiforme, la musique de Sun Ra a influencé énormément de musiciens (c'est peut-être même l'artiste le plus cité en référence dans les articles des Inrocks[27]). Par sa philosophie ainsi que la dimension mystique, cosmique de son œuvre, il a influencé notamment la mythologie du P-Funk de George Clinton[13] et The Residents. Sa démarche d'autoproduction a inspiré certains punks dans leur démarche[9]. On peut aussi citer Sonic Youth, Spacemen 3, MC5, The Stooges[27],[9]. La chanteuse Solange Knowles, lors de la tournée accompagnant son album A Seat at the Table (2016), utilise un dispositif qui rappelle l'univers de Sun Ra : section de cuivres, pyramides, orbes… Le Sun Ra Arkestra a d'ailleurs joué en première partie de certains de ses concerts[19].
En 2014, Thomas de Pourquery a sorti un album en hommage à Sun Ra, Supersonic Play Sun Ra. Le groupe de jazz Heliosonic Tone-tette, fondé par le saxophoniste Scott Robinson avec entre autres Marshall Allen et Danny Ray Thompson, membres historiques de l'Arkestra, a publié en 2015 Heliosonic Toneways, Vol. 1, en hommage à l'album The Heliocentric Worlds of Sun Ra, Volume One(en) (1965)[19].
Dans la nouvelle Jazz et vin de palme (1982) de l'écrivain congolais Emmanuel Dongala, Sun Ra, après avoir sauvé la planète, devient le premier président noir des États-Unis[28].
Notes et références
Notes
↑Il existe de nombreuses variations sur ce nom : Solar Arkestra, Myth Science Arkestra, Astro Infinity Arkestra, Intergalactic Arkestra, Outer Space Arkestra... Voir la discographie de Sun Ra pour une liste plus complète.
↑Les auteurs veulent ici probablement parler du Thérémine, parfois appelé « éthérophone ».
↑Le sud de l'Égypte était peuplé de gens à la peau noire, et il a existé plusieurs pharaons Noirs.
↑En anglais, le mot « alien », qui signifie « étranger », désigne aussi bien les extraterrestres que les étrangers en situation irrégulière.
↑Katia Touré, « L'afro-futurisme : tendance rétro-branchée ou art engagé? », Les Inrockuptibles, (lire en ligne, consulté le ).
↑ abcd et ePierre Deruisseau, « Le Pharaon contre-attaque. Une approche du « mythe-science » de Sun Ra », Multitudes, no 51, , p. 194 à 200 (lire en ligne, consulté le ).
(en) Sun Ra, Anthony Elms (éditeur) et John Corbett (éditeur), The Wisdom of Sun Ra : Sun Ra's Polemical Broadsheets and Streetcorner Leaflets, WhiteWalls, , 144 p. (ISBN978-0-945323-07-5).
(en) Sun Ra, James L. Wolf (éditeur) et Hartmut Geerken (éditeur), Sun Ra, the Immeasurable Equation : The Collected Poetry and Prose, Ciando, , 544 p. (ISBN978-3-8334-2659-9, lire en ligne).
(en) Sun Ra (préf. Charles Plymell), Prophetika, Kicks Books, , 105 p..
Ouvrages sur Sun Ra
(en) Hartmut Geerken et Bernhard Hefele, Omniverse : Sun Ra, Waitawhile, , 250 p., ouvrage de référence décrivant précisément la discographie de Sun Ra.