Sugawara no Michizane en exil après son injuste condamnation. L'attitude des personnes dans cette scène colorée transmet une profonde mélancolie. Version Jōkyū, 1219.
Le Kitano Tenjin engi emaki(北野天神縁起?), traduit en « rouleau sur la fondation du temple Kitano et la vie de Sugawara no Michizane » ou plus simplement « rouleau enluminé sur l’histoire du dieu de Kitano », est un emaki japonais du XIIIe siècle. Composé de huit rouleaux calligraphiés et peints, il raconte la vie de Sugawara no Michizane et la construction du sanctuaire Kitano Tenman-gū en son honneur après sa mort. Par la suite, cette histoire a été peinte à de nombreuses reprises au format de l’emaki.
Contexte
Arts des emaki
Apparu au Japon vers le VIe siècle grâce aux échanges avec l'Empire chinois, l'art de l’emaki se diffusa largement auprès de l’aristocratie à l’époque de Heian. Un emaki se compose d’un ou plusieurs longs rouleaux de papier narrant une histoire au moyen de textes et de peintures de style yamato-e. Le lecteur découvre le récit en déroulant progressivement les rouleaux avec une main tout en le ré-enroulant avec l’autre main, de droite à gauche (selon le sens d’écriture du japonais), de sorte que seule une portion de texte ou d’image d’une soixantaine de centimètres est visible. La narration suppose un enchaînement de scènes dont le rythme, la composition et les transitions relèvent entièrement de la sensibilité et de la technique de l’artiste. Les thèmes des récits étaient très variés : illustrations de romans, de chroniques historiques, de textes religieux, de biographies de personnages célèbres, d’anecdotes humoristiques ou fantastiques[1]…
L'époque de Kamakura (1185–1333), dont l’avènement suivit une période de troubles politiques et de guerres civiles, fut marquée par l’arrivée au pouvoir de la classe des guerriers (les samouraïs). La production artistique y était très soutenue, explorant des thèmes et techniques plus variés encore qu’auparavant[2], signalant l'« âge d’or » de l’emaki (XIIe et XIIIe siècles)[3]. Sous l’impulsion de la nouvelle classe guerrière au pouvoir, les peintures évoluèrent vers un style pictural plus réaliste et composite[4].
L’emaki se compose de huit rouleaux de 0,52 m de haut et de 8,45 à 12,05 m de long[5], bien que la fin soit inachevée[6]. Il a été peint approximativement en 1219 selon une mention dans la première portion de texte ; ce premier emaki est communément nommé version Jōkyū ou version Shōkyū, 1219 correspondant à la première année de l’ère Jōkyū. En effet, plus d’une trentaine d’autres versions basées sur le Kitano Tenji engi ont été réalisés par la suite jusqu’au XIXe siècle, bien que la majorité des études portent sur la version historique Jōkyū[7], reconnue trésor national du Japon.
La narration se divise en quatre parties inégales[8]. La première partie rapporte la vie de Sugawara no Michizane (845-903), érudit et homme d’État très influent à la cour de Heian-kyō malgré son origine modeste, et qui est devenu une figure littéraire populaire[5]. En effet, victime d’une conspiration orchestrée par Fujiwara no Tokihira, il est condamné à tort et meurt en exil. Dès le début, une origine divine lui est donnée, car il « apparaît » enfant dans le jardin de son père ; l’enfant divin reste un mythe populaire du bouddhisme, renvoyant de fait au Bouddha historique[7]. Par la suite, ses capacités tant intellectuelles que physiques sont soulignées, par exemple à travers la composition de poèmes ou le concours de tir à l’arc. Il meurt en 903.
Dans la seconde partie, il est raconté que l’esprit vengeur de Sugawara Michizane revient sur terre après sa mort pour tourmenter les acteurs de la conspiration, sous la forme d’un dieu du tonnerre. En effet, plusieurs incidents surviennent dans les années suivant sa mort, notamment des incendies à la capitale (Kyōto) et la mort de ses opposants ; on ne tarde pas à attribuer ces méfaits à l’esprit de Michizane[7]. Plus précisément, c’est un prêtre nommé Nichizō qui raconte avoir discuté avec lui alors qu’il traversait les six voies de l’existence (rokudo), notamment les enfers, avant de revenir de l’au-delà. Contrairement à l’histoire originelle, le périple de Nichizō est relaté en détail, de façon fantastique, dantesque même[9]. La cour prend finalement la décision de bâtir en 947 le temple shinto Kitano à Kyōto en son honneur afin de calmer son esprit, passage relaté dans le troisième mouvement de l’emaki ; Sugawara Michizane y est vénéré sous le nom de Tenjin, un dieu protecteur des arts et des lettres. Enfin, la dernière partie relate divers miracles en rapport avec le temple.
Réalisation et historique
L’histoire se base sur un texte (un engi, où récit de la fondation d’un temple) rédigé a priori peu avant 1194. Kujō Michiie, le commanditaire, en fait don au temple, probablement pour renforcer la position politique de la famille Kujō au début du XIIIe (une période instable)[10].
Hormis une théorie abandonnée ayant attribué l’emaki à Fujiwara no Nobuzane, aucun indice sur l’auteur n’a subsisté[5]. Les textes, présents seulement dans les six premiers rouleaux, pourraient en revanche être attribués en partie à Kujō Michiie, selon Minamoto Toyomune[11].
La narration et le contexte de l’époque laissent supposer que l’emaki a été créé à des fins spirituelles. L’école bouddhiste Tendai y est particulièrement mise en valeur, si bien que les peintures ont probablement eu une valeur didactique, servant de support à l’enseignement ou à la récitation des légendes bouddhiques[7]. Des séances d’explication des peintures religieuses (etoki) étaient du reste courantes à l’époque de Kamakura. De plus, cet aspect didactique explique également la hauteur inhabituellement importante du rouleau et le grand nombre de versions. Les croyances ésotériques d’alors peuvent aussi laisser penser que sa fonction était d’apaiser les esprits tourmentés[7].
Composition et style
Le style yamato-e des peintures se caractérise par des couleurs vives et la liberté des traits[8] ; parfois même, les contours sont omis, selon la technique de la peinture désossée (mokkotsu)[5]. La composition joue également sur les différences d’échelle, comme l’illustre souvent la scène de la prière de Sugawara no Michizane au sommet d’une montagne[12] : ce dernier est exagérément grand pour représenter sa force de caractère, malgré une posture humble qui en fait une « figure allégorique de l’homme »[13]. L’art réaliste caractéristique de l’ère de Kamakura se ressent également dans la recherche du mouvement, comme les bousculades ou la fuite d’un personnage[14].
Bien que le bouddhisme inspire grandement l’art japonais d’alors, le style du Kitano Tenji engi emaki se rattache également au shinto, d’où une liberté et une humanité plus marquée. Cet aspect se ressent notamment dans les paysages, insistant sur les détails et l’esprit animiste, selon T. Lésoulc’h[13]. Ce dernier y note également par endroits la nervosité des traits, similaire au lavisSong caractéristique du bouddhisme zen. Toutefois, l’iconographie bouddhique reste fortement utilisée, que ce soit à travers la narration de la vie de Sugawara Michizane, calquée sur la vie du Bouddha historique, la présence de créatures bouddhistes ou l’illustration des six voies de l’existence[7]. La représentation du dieu du tonnerre apparaît ainsi fort proche des statues de Raijin et Fūjin au Sanjūsangen-dō[15].
Aspects historiographiques
Outre sa teneur historique et religieuse, le Kitano Tenji engi offre un aperçu sur la vie quotidienne, non à l’époque de Sugawara Michizane, mais à celle de l’artiste quelque 300 ans plus tard[11]. Ce dernier y peint par exemple divers rites et cérémonies de naissance[16] ou les tenues des jeunes moines dans les temples[17]. Une scène de la première partie montre un bateau propulsé par six rameurs, témoignage des navires médiévaux japonais dont il ne subsiste aucun exemplaire[18]. Plus généralement, l’architecture des habitats, leur agencement interne, les vêtements, les festivités, les ponts en bois, des tombes, les animaux domestiques, les enfants qui apparaissent très fréquemment, finalement une multitude de détails sont relevés par une étude de l’université de Kanagawa[11].
Liste des sections de l'emaki
Le tableau ci-dessous indique la composition des rouleaux, chaque section illustrée étant séparée de la suivante par une portion calligraphiée sur papier. Par convention, SNEZ fait référence à la collection Shinshū Nihon emakimono zenshu et ZNE à la collection Zoku Nihon no emaki.
Contenu des rouleaux
Rouleau
Section
Description
Références
Rouleau 1
Section 1
Le récit ouvre sur une scène citadine. Puis Michizane apparaît sous la forme d’un garçon à Sugawara no Koreyohi et lui annonce qu’il va être son père. Dans la légende, le protagoniste ne naît en effet pas de façon naturelle, mais apparaît garçon.
Michizane se rend au palais impérial remercier l’empereur Daigo de sa nomination à une position élevée. Il apparaît dans la cour du palais après avoir passé la grande porte.
Adieu au Kôbai-den, la maison de Michizane dont est montrée l’intérieur muni de paravents et la cour extérieure. Michizane, condamné à l’exil à la suite d'une machination politique de Fujiwara no Tokihira, s’apprête à quitter Kyoto.
Michizane proteste envers le ciel durant sept jours au sommet du mont Tempai (天拝山) pour son injuste condamnation. Selon la légende, il s’y transforme en un dieu du tonnerre.
Michizane attaque le Seiryō-den du palais sous la forme d’un dieu du tonnerre, faisant fuir ou tomber sous la foudre les courtisans. Seul Fujiwara no Tokihira lui fait face, sabre en main. L’artiste montre un duel dramatique entre les deux ennemis.
La scène illustre la rivière Kamo débordant de son lit. La composition est centrée sur l’attelage du prêtre Tendai Son-i fendant les flots à toute allure pour se rendre au palais dans le but de pacifier l’esprit de Michizane.
Mort de Fujiwara no Tokihira. En accord avec la légende, Michizane sort de son oreille sous la forme d’un serpent pour perturber les prières de guérisons du moine. Dans la cour, des hommes semblent figés.
Le prêtre Nichizō s’isole dans la grotte Shō-no-iwaya, s’apprêtant à faire un voyage en esprit dans les Six Mondes de la réincarnation. Une scène de transition le peint sur un nuage avec un petit esprit, puis sont décrits huit des seize purgatoires des enfers bouddhiques. La longue scène frappe par ses images de tortures, de cruauté, de feu et de sang. Il en ressort un aspect presque comique.
Ce rouleau présente sans interruption de texte les Six Destinées de la réincarnation bouddhique (rokudō), où les êtres sensibles renaissent en fonction de leur vie précédente (du karma). L’ordre des Six Destinées dans le rouleau est le suivant :
monde des enfers (naraka), représentés à la manière du rouleau 7
monde des êtres affamés (préta), où les damnés condamnés à une fin éternelle sont représentés comme des créatures malingres au ventre exagérément ballonné
monde des animaux (jantu), cible des prédateurs et de la chasse
monde des demi-dieux belliqueux (asura), présentant une vaste bataille confuse
monde des humains (puruṣa), représentant divertissements, travaux, religions... Les quatre souffrances (vie, vieillesse, maladie, mort) sont toutes évoquées
monde des êtres célestes (deva), présentés se divertissant. Dans le bouddhisme, le salut réside dans l’éveil, c’est-à-dire l’atteinte du titre de bouddha. Ici, les dieux, encore soumis au cycle de la résurrection, sont donc représentés séniles, laids, les corps lourds affalés sur l’herbe.
Plus d’une trentaine de versions ultérieures du Kitano Tenji engi emaki peuvent être recensées, réalisées surtout aux XIV et XVes siècles, tant par des amateurs que par des peintres fameux comme Tosa Mitsunobu en raison de la popularité croissante du culte de Tenjin[19],[14]. Parmi les plus connues figurent la version Kōan de Tosa Yukimitsu (1278) dont le style à la couleur légère influencera plusieurs rouleaux ultérieurs[20], ainsi que la version Matsuzaki de Dōchō et Ryūshin (1311), très élégante et décorative, qui présente plusieurs différences avec la version originale[21],[14].
Du point de vue de la narration, les versions sont en général divisées en trois branches selon la phrase introductive des rouleaux[19] :
dans la première branche, on y trouve la première version (Jōkyū), ainsi que les rouleaux du Sugitani Jinja et de l’Egara Tenjinsha (1319) ;
puis viennent notamment les rouleaux des temples Tsuda Tenman jinnja (1298) et Kitano Tenman-gū (1503) ;
enfin, la dernière branche recoupe une autre version du Kitano Tenman-gū ainsi que le Matsuzaki Tenjin (1311).
La première version du rouleau a également influencé d’autres types de peintures, comme les célèbres Paravents des dieux du tonnerre et du vent de Tawaraya Sōtatsu[22], ainsi que probablement d’autres peintures représentant les voies de l’existence (rokudo-e et jikkai-zu), comme un kakemono du Eikan-dō Zenrin-ji de Kyōto[11].
(en) Miyeko Murase, The Tenjin Engi Scrolls : a study of their genealogical relationship, université Columbia, (thèse, département Art History and Architecture)
(en) Hideo Okudaira (trad. Elizabeth Ten Grotenhuis), Narrative picture scrolls, vol. 5, Weatherhill, coll. « Arts of Japan », , 151 p. (ISBN978-0-8348-2710-3)
(en) Sara L. Sumpter, « The Shôkyû version of the Kitano Tenjin engi emaki: A brief introduction to its content and function », Eras Journal, vol. 11, (ISSN1445-5218, lire en ligne)
↑Les esquisses d’un neuvième rouleau ont notamment été étudiées par Miho Suga dans A Study of the Underdrawings Found in the Ninth Scroll of the Jokyu Version of the Kitano Tenjin Engi Emaki, Journal of art history 135, 33-49,2-3, 1994
↑ abcde et f(en) Sara L. Sumpter, « The Shôkyû version of the Kitano Tenjin engi emaki: A brief introduction to its content and function », Eras Journal, vol. 11, (ISSN1445-5218, lire en ligne)
↑ abc et d(en) Keizo Shibusawa et al., « Pictopedia of Everyday Life in Medieval Japan compiled from picture scrolls », Report of "Systematization of Nonwritten Cultural Materials for the Study of Human Societies", université de Kanagawa, (lire en ligne)
↑(en) Penelope E. Mason et Donald Dinwiddie, History of Japanese art, Pearson Prentice Hall, , 432 p. (ISBN978-0-13-117601-0), p. 233
↑(en) Janet R. Goodwin, Selling Songs and Smiles : The Sex Trade in Heian and Kamakura Japan, University of Hawaii Press, , 208 p. (ISBN978-0-8248-3097-7, lire en ligne), p. 105
↑(en) Mikael S. Adolphson, The teeth and claws of the Buddha : Monastic warriors and sōhei in Japanese history, University of Hawaii Press, , 212 p. (ISBN978-0-8248-3123-3, lire en ligne), p. 122