La recherche et la réflexion de Jacques Viret se réfèrent essentiellement à la notion de Tradition, telle que l’a définie René Guénon dans la ligne du pérennialisme (ou Gnose) : non comme la conservation d’un héritage figé, plus ou moins ancien, mais comme la manifestation, diversifiée selon les cultures, les époques, les disciplines, d’une Vérité sacrée, universelle et intemporelle, source féconde d’inspiration, de créativité, en perpétuel devenir et renouvellement. La série des harmoniques apparaît ainsi, en tant qu’expression audible des nombres et proportions, comme une image de l’ordre cosmique. Le Principe créateur de l’univers est symbolisé par la fréquence fondamentale dans l’ordre harmonique, par la tonique des modes dans l’ordre mélodique (toute musique traditionnelle est d'essence modale). Notamment par la tonique sol, « soleil » en latin, élément central du cryptogrammethéologique et ésotérique que Jacques Viret a découvert en 1978 dans les notes de la gamme (ut, ré, mi…, extraites de l’hymne à saint Jean-BaptisteUt queant laxis) et dont Jacques Chailley a complété l’explication[3],[4].
Chant liturgique officiel de l’Église catholique romaine, le chant grégorien est surtout l’expression par excellence de la Tradition pour la musique d'Occident. Jacques Viret l'étudie sous cet angle. Il met en évidence, en amont, l’enracinement de ce corpus dans les autres traditions musicales du monde, notamment orientales (et, probablement, l’antique musique celtique) ; en aval, son importance comme terreau nourricier de la musique d’Europe, tant savante que – en partie – folklorique. Cette approche réellement traditionnelle éclaire le chant liturgique latin sous son véritable jour et permet de retrouver, autant que faire se peut, son interprétation authentique (cf. rythme) d’avant l’an mil, bien différente du style instauré au XIXe siècle par les bénédictins de l’Abbaye Saint-Pierre de Solesmes[5]. Elle n’en tire pas moins profit de l’étude minutieuse des neumes faite par Dom Eugène Cardine et ses élèves (« sémiologie grégorienne », paléographie musicale). Il s’agit d’un comparatisme tributaire de l’ethnomusicologie, dans la mesure où il met en rapport mutuel les écrits du Moyen Âge (manuscrits notés, traités) et les traditions actuellement vivantes. Cette démarche est aussi illustrée par les travaux du musicologue hongrois Benjámin Rajeczky(eo), ainsi que par les interprétations de Marcel Pérès.
Selon le même esprit, la collection Diaphonia, créée par Jacques Viret en 2000 aux éditions À Cœur Joie, Lyon, procure aux choristes amateurs un répertoire de chants médiévaux transcrits en notation musicale moderne avec une grande précision, de manière à restituer toutes les finesses des notations originales et à y ajouter des données qui n’y figurent pas et proviennent d'autres sources[6],[7].
Une science intégrale de la musique
Les travaux de Jacques Viret élargissent le positivismehistoriciste et l’analyse musicale où se cantonne généralement celle-ci, pour se situer dans deux mouvances corrélées : d’une part, la philologie musicale de Jacques Chailley, qui élucide les lois générales des langages musicaux et de leur perception ; d’autre part, le Nouveau Paradigme, qui réconcilie modernité et Tradition, science et spiritualité. Jacques Viret est aujourd'hui l’un des très rares musicologues se réclamant du Nouveau Paradigme ; à ce titre, il a rejoint l’équipe Contrelittérature d’Alain Santacreu. Sa perspective se définit comme totalisante, holistique : le fait musical est envisagé non plus seulement sous l’angle objectif et partiel de la musicologie ordinaire, mais sous celui du sujet réceptif ou actif dans sa conscience, au-delà du clivage entre les divers types de musique. L’explication et le commentaire restituent alors sa légitime primauté au sonore face à l’écrit, et relient étroitement la signification musicale à l’être humain en sa triple constitution de corps, âme, esprit. Ils restaurent, sous une forme nouvelle, la science musicale d’obédience pythagoricienne cultivée dans l’Antiquité et au Moyen Âge : hautement rationnelle d’un côté, en son versant mathématique ; irrationnelle de l’autre, en son versant sensible, intuitif, voire magique (théorie de l’ethos, issue de la primitive incantation). Aux yeux des penseurs du romantisme allemand aussi – entre autres Schopenhauer, admiré par Richard Wagner –, la musique vaut bien mieux que comme un art d’agrément : langage de l'âme, de l'intériorité, révélation de l'indicible, elle ouvre un accès à l’Âme du monde (empathie, Einfühlung selon Herder, « correspondances » selon Baudelaire).
B.A.-BA de la musique médiévale, éditions Pardès, (OCLC420069009).
Le « Libre Vermell » de Montserrat, À Cœur Joie, coll. « Diaphonia », (ISBN9782908612110).
Métamorphoses de l’harmonie : la musique occidentale et la Tradition, dans Les Pouvoirs de la musique, à l’écoute du sacré, dossier de la revue Connaissance des Religions, Paris, éditions Dervy, 2005.