À l'occasion de la première rétrospective d'un artiste contemporain africain à la Tate Modern en 2013, l'œuvre d'El-Salahi a été décrit comme « un nouveau vocabulaire visuel soudanais, issu de sa propre intégration pionnière des traditions artistiques islamiques, africaines, arabes et occidentales[a] ».
Grâce à une bourse, il étudie ensuite à la Slade School of Fine Art de Londres de 1954 à 1957. Là, il découvre la scolarisation européenne, les cercles modernes et visite les musées de la capitale, où il des artistes historiques, tels que Paul Cézanne et Giotto di Bondone, influencent fortement el-Salahi[2]. Il prend aussi connaissance des repères formels et idéologiques de la peinture moderniste, ce qui l'aide à apprendre à équilibrer expression pure et liberté gestuelle[4].
Après avoir terminé ses études et sa formation, il retourne au Soudan. Il commence à utiliser dans son travail des calligraphies arabes et des éléments de la culture islamique qui jouent un rôle dans sa vie quotidienne[2]. Essayant de se connecter à son héritage, El-Salahi commence à emplir ses œuvres de symboles et de marques de petites inscriptions arabes. À mesure qu'il progresse dans l'intégration de la calligraphie arabe dans son travail, les symboles commencent à produire des formes animales, humaines et végétales, donnant plus de sens à son œuvre et permettant aux spectateurs de se connecter à son travail. El-Salahi combiner les styles européens avec les thèmes traditionnels soudanais dans son art, qui évoque un surréalisme transnational influencé par l'Afrique[5].
El-Salahi devient attaché culturel adjoint à l'ambassade du Soudan à Londres de 1969 à 1972. Il revient à nouveau au Soudain cette année-là pour devenir directeur de la culture sous le régime militaire de Gaafar Nimeiry. Il est ensuite sous-secrétaire au ministère de la Culture et de l'Information jusqu'en , date à laquelle il est emprisonné pendant six mois, accusé de participation à un coup d'État contre le gouvernement[6]. El-Salahi expliquera plus tard qu'il utilisait ses 25 minutes d’exercice quotidien pour esquisser en secret des idées de tableaux sur le sol, avec la complicité de ses co-détenus, respectueux de l'homme de culture[7].
Exil et vie à Doha puis à Oxford
Dix ans après sa sortie de prison, il s'exile pour vivre et travailler à Doha, au Qatar, pendant environ vingt ans[2], avant de s'installer à Oxford, en Angleterre en 1998[2],[4].
Œuvre
Considéré comme un pionnier de l'art moderniste soudanais et une figure principale de l'École de Khartoum[4],[8],[2], qu'il a cofondée avec Kamala Ibrahim Ishaq(en) et Ahmed Shibrain(de)[9], il développe un style très distinctif, caractérisé par des formes abstraites et l'utilisation de lignes en combinant les formes graphiques traditionnelles, et il est l'un des tout premiers artistes à inclure de la calligraphie arabe dans ses œuvres[3],[10].
Il est le premier artiste africain pour lequel le Tate Modern consacre une rétrospective (en 2013)[4],[1].
Il a commencé par explorer les manuscrits coptes qui l'ont amené à expérimenter la calligraphie arabe[11], avant de développer son propre style et devenir l'un des premiers artistes à exploiter la calligraphie arabe dans ses peintures, et faire partie du mouvement Hurufiyya, un mouvement artistique islamique plus large qui est apparu de manière indépendante dans toute l'Afrique du Nord dans les années 1950[12],[13],[14]. Il explique dans un entretien au Guardian comment il en est venu à utiliser la calligraphie dans ses tableaux : à son retour au Soudan en 1957, il était déçu du peu d'intérêt suscité par ses expositions et réfléchit sur la façon d'intéresser le public[15] :
« J'ai organisé à Khartoum une exposition de natures mortes, de portraits et de nus. Des gens sont venus à l'ouverture juste pour les boissons non alcoolisées. Après cela, personne n'est venu. [C'était] comme s'il ne s'était rien passé. J'étais complètement coincé pendant deux ans. Je n'ai eu de cesse de me demander pourquoi les gens ne pouvaient pas accepter et apprécier ce que j’avais fait. [Après avoir réfléchi à ce qui permettrait à mon travail de résonner chez les gens], j’ai commencé à écrire de petites inscriptions arabes dans les coins de mes peintures, presque comme des timbres-poste, et les gens ont commencé à venir vers moi. J'ai répandu les mots sur la toile et ils se sont rapprochés davantage. Puis j'ai commencé à décomposer les lettres pour trouver ce qui leur donnait un sens, et une boîte de Pandore a été ouverte. Des formes animales, humaines et végétales ont commencé à émerger de ces symboles jusque-là abstraits. C’est à ce moment-là que j’ai vraiment commencé à travailler. Les images continuaient à venir, comme si je le faisais avec un esprit que je ne savais pas que j'avais[b]. »
Son travail s'est développé en plusieurs phases. Sa première période, des années 1950 aux années 1970, est dominée par les formes et les lignes élémentaires. Ensuite, son travail devient plutôt méditatif, abstrait et organique. Par la suite, son travail a été caractérisé par des lignes, alors qu'il utilise principalement de la peinture blanche et noire[2]. Le visage distendu qui devient presque équin, les marques de pinceau sèches et la palette en sourdine rappellent Picasso, qui s’est lui-même approprié les traits du visage déformé des masques de l’Afrique de l’Ouest[5]. El-Salahi a créé une série Trees qui couvre une partie importante de sa carrière. À l'occasion de l'exposition de l'Ashmolean Museum en 2018 — qui met en évidence l'arbre haraz comme élément clé —, le spécialiste Salah M. Hassan attire l'attention sur le fait que « la série Trees a non seulement démontré la « résilience et productivité » d'El-Salahi mais elle a aussi révélé l'abileté de l'artiste à se réinventer, restant ainsi à l'avant-garde de l'exploration et de la créativité[c] ».
Le mouvement hurufiyya duquel il fait partie a essayé de combiner des formes d'art traditionnelles, notamment la calligraphie, en tant qu'élément graphique d'une œuvre d'art contemporaine[12],[13],[14]. Les artistes hurufiyya ont rejeté les concepts de l'art occidental et ont plutôt cherché de nouveaux langages visuels reflétant leur culture et leur patrimoine. Ces artistes ont réussi à transformer la calligraphie en une esthétique moderne, à la fois contemporaine et autochtone[17],[12]. Au Soudan, où Salahi était basé, les œuvres d'art incluent à la fois la calligraphie islamique et des motifs d'Afrique de l'Ouest[18].
Principalement peintre, el-Salahi s'essaie à l'eau-forte en 2016 avec la série de 12 estampes, The Group, conservée au MoMA[19].
« Les réalisations d'El-Salahi offrent de profondes possibilités pour à la fois interroger et repositionner le modernisme africain dans le contexte de la modernité en tant qu'idée universelle, dans laquelle l'histoire africaine fait partie intégrante de l'histoire mondiale. El-Salahi a été remarquable pour sa pensée créative et intellectuelle. La rareté de son œuvre, son vocabulaire visuel innovant et son style spectaculaire se sont combinés pour façonner de manière puissante le modernisme africain dans les arts visuels[d]. »
Expositions notables
Individuelles
« Ibrahim el-Salahi: A Visionary Modernist », Tate Modern, Londres, 2012-2013. Exposition rétrospective majeure incluant une centaine d'œuvres, qui est aussi la première rétrospective de l'institution représentant un artiste africain[21],[22].
« Ibrahim El-Salahi: A Sudanese Artist in Oxford », Ashmolean Museum, Oxford, 2018[23]. L'exposition parcourt tout l'œuvre d'El-Salahi jusqu'à la date, et les présente aux côtés d'objets anciens du Soudan que possède le musée, pour montrer des exemples d'œuvres traditionnelles et les mettre en relation avec l'inclusion de certains de ces codes dans les œuvres d'El-Salahi. L'un des éléments clés de l'exposition est l'utilisation par l'artiste de l'arbre haraz, une espèce d'acacia endémique que l'on trouve communément dans la vallée du Nil ; il symbolise la résilience des Soudanais[24].
« Sudan Past and Present », British Museum, Londres, 2004
« The Khartoum School: The Making of the Modern Art Movement in Sudan (1945 –present) », Sharjah Art Foundation(en), Charjah (Émirats arabes unis), 2016-2017. Ibrahim el-Salahi est l'un des artistes majeur de cette première exposition exhaustive consacrée au mouvement moderniste au Soudan[25],[26].
↑Citation originale en anglais : « a new Sudanese visual vocabulary, which arose from his own pioneering integration of Islamic, African, Arab and Western artistic traditions[1]. »
↑Citation originale en anglais : « I organised an exhibition in Khartoum of still-lifes, portraits and nudes. People came to the opening just for the soft drinks. After that, no one came. [It was] as though it hadn't happened. I was completely stuck for two years. I kept asking myself why people couldn't accept and enjoy what I had done. [After reflecting on what would allow his work to resonate with people], I started to write small Arabic inscriptions in the corners of my paintings, almost like postage stamps, and people started to come towards me. I spread the words over the canvas, and they came a bit closer. Then I began to break down the letters to find what gave them meaning, and a Pandora's box opened. Animal forms, human forms and plant forms began to emerge from these once-abstract symbols. That was when I really started working. Images just came, as though I was doing it with a spirit I didn't know I had. »
↑Citation originale en anglais : « The Trees series has demonstrated not only El-Salahi’s ‘resilience and productivity’, it also reveals the artist’s ‘ability to reinvent himself while remaining on the forefront of exploration and creativity[16]. »
↑Citation originale en anglais : « El-Salahi’s accomplishments offer profound possibilities for both interrogating and repositioning African modernism in the context of modernity as a universal idea, one in which African history is part and parcel of world history. El-Salahi has been remarkable for his creative and intellectual thought, and his rare body of work, innovative visual vocabulary, and spectacular style have combined to shape African modernism in the visual arts in a powerful way[20]. »
↑(en) W. Ali, Modern Islamic Art : Development and Continuity, University of Florida Press, , p. 155.
↑ ab et c(en) N. Mavrakis, « The Hurufiyah Art Movement in Middle Eastern Art », McGill Journal of Middle Eastern Studies Blog, Hachette UK, , p. 56 (lire en ligne).
↑ a et b(en) I. Dadi, « Ibrahim El Salahi and Calligraphic Modernism in a Comparative Perspective », South Atlantic Quarterly, F. B. Flood and G. Necipoglu, A Companion to Islamic Art and Architecture, Wiley, vol. 3, no 109, , p. 1294 (DOI10.1215/00382876-2010-006).
↑ a et b(en) F. B. Flood et G. Necipoglu, A Companion to Islamic Art and Architecture, Wiley, , p. 1294.
↑(en) M. Hudson, « Ibrahim el-Salahi: from Sudanese prison to Tate Modern Show », The Guardian, (lire en ligne).
(en) John Ryle, Justin Willis, Suliman Baldo et Jok Madut Jok, « Key Figures in Sudanese History, Culture & Politics », dans The Sudan Handbook, James Currey, (ISBN978-1847010308, lire en ligne).
(en) Lena Fritsch, Ibrahim El-Salahi : A Sudanese Artist in Oxford (cat. exp.), Oxford, Ashmolean Museum, University of Oxford, (ISBN978-1-910807-23-1, lire en ligne).
(en) Salah M. Hassan M., Ibrahim El-Salahi - A Visionary Modernist (cat. exp.), New York, Museum for African Art, (ISBN9781849762267, lire en ligne).
(en) Ibrahim El-Salahi et Salah M. Hassan, Ibrahim El-Salahi: prison notebook, New York, Sharjah, MOMA/Sharjah Art Foundation, (ISBN9781633450554, présentation en ligne).