Canular Sokal au carré

Le canular Sokal au carré[1],[2] (ou Grievance Studies Hoax — le canular des études victimaires, de doléances ou récriminatoires)[3],[4],[5],[6], comme il a été surnommé par les médias en référence à l'affaire Sokal, est un canular monté par trois chercheurs américains qui ont rédigé une vingtaine de fausses études pour piéger plusieurs revues universitaires afin de mettre en lumière une corruption[7] de la recherche et du savoir académiques qui serait selon eux communément répandue dans le champ des sciences sociales, plus précisément les études de genre et féministes.

Ce canular a été révélé en après qu'une des fausses études a attiré l'attention des médias[8].

Organisation du canular

Les chercheurs Helen Pluckrose, James A. Lindsay et Peter Boghossian justifient leur démarche par l'existence de dérives idéologiques dans certaines disciplines scientifiques : « le savoir basé de moins en moins sur le fait de trouver la vérité et de plus en plus sur le fait de s'occuper de certaines “complaintes” est devenu établi, presque totalement dominant, au sein de [certains champs des sciences sociales], et les chercheurs brutalisent de plus en plus les étudiants, les administrateurs et les autres départements qui n'adhèrent pas à leur vision du monde ». Ils visent plus spécifiquement le champ des études culturelles et identitaires « enracinées dans la branche “postmoderne” de la théorie qui a émergé à la fin des années soixante », qui comprend par exemple les gender studies, queer studies ou fat studies. Selon les trois chercheurs, ce champ d'études est corrompu par une idéologie qui, au nom de la dénonciation d'oppressions de toutes sortes (sexistes, homophobes, raciales), renonce à toute forme d'honnêteté intellectuelle[9].

Pour prouver le manque de rigueur scientifique de ces disciplines, les trois chercheurs passent dix mois à rédiger vingt fausses études volontairement farfelues, biaisées, aux données fantaisistes et signées sous de faux noms, qu'ils soumettent ensuite à plusieurs revues de sociologie universitaires en vue de les faire publier. Quatre de ces études, qui auraient normalement dû être rejetées par les comités de lecture, furent publiées[10], trois autres avaient été acceptées en vue d'une publication, six furent rejetées et sept étaient encore au stade de la révision par les pairs[2].

Les papiers avancent des thèses volontairement absurdes : une nouvelle catégorie de culturisme pour obèses devrait être créée afin que ce sport cesse d'être oppressif envers les gros, encourager les hommes à utiliser des sex-toys anaux permettrait de lutter contre l'homophobie et la transphobie, les étudiants blancs devraient assister aux cours par terre et enchaînés, l'astronomie serait une science « intrinsèquement sexiste ». Un des papiers fut rédigé à partir d'une poésie générée aléatoirement par un « générateur de poésie adolescente angoissée », et un autre est une recopie d'un chapitre de Mein Kampf, dont certains mots ont été remplacés par des termes propres au vocabulaire féministe[6],[11],[12],[13]. C'est une étude sur la « culture du viol chez les chiens dans les parcs canins » qui, en raison de son absurdité, attira l'attention des médias durant l'été 2018[14]. Le canular fut révélé en octobre 2018, lorsqu'un journaliste du Wall Street Journal, cherchant à la contacter, réalisa que l'auteure de l'étude n'existait pas, forçant les trois auteurs à révéler la supercherie et mettre fin prématurément à leur expérience[8].

2017

James Lindsay et Peter Boghossian avaient déjà réalisé un canular similaire en 2017, en faisant publier une étude soutenant que le pénis est une construction sociale et qu'il est responsable du réchauffement climatique, puis en révélant peu après la nature du canular[15],[16].

Réactions

Soutiens

L'étude a été saluée par plusieurs chercheurs[17],[5] pour avoir exposé des défauts structurels dans l'évaluation de certains champs de recherche en sciences humaines et sociales. Le psychologue Steven Pinker pose cette question : « existe-t-il une idée si délirante qu'elle ne puisse être publiée dans une revue postmoderne ? »[18].

Justin E. H. Smith a défendu le canular en tant que pratique intellectuelle ou scientifique, en fournissant une série d'exemples de canulars allant de la Renaissance italienne aux années 2000. Dans The Chronicle of Higher Education, Heather E. Heying a souligné que le canular a contribué à exposer de nombreuses pathologies des sciences sociales modernes, telles que la « répudiation de la science et de la logique » et « l'exaltation de l'activisme au détriment de l'investigation »[19].

À la suite de l'enquête lancée par l'université, Dawkins a comparé Boghossian à un romancier, soulignant que le roman de George Orwell La Ferme des animaux pouvait être critiqué pour ses nombreuses « faussetés » concernant la capacité des animaux à parler anglais. Il a ajouté : « Vos collègues dénués d'humour qui ont intenté une action souhaitent-ils que l'université de Portland devienne la risée du monde universitaire ? Ou du moins du monde de la recherche scientifique sérieuse, exempt de toute contamination par des charlatans prétentieux du genre de ceux que le Dr Boghossian et ses collègues ont satirisés ? »[20]

Critiques

L'étude a été critiquée pour l'absence de groupe de contrôle en ne ciblant que des revues relevant du champ des sciences sociales et plus spécifiquement des études de genre, alors que les déficiences de l'évaluation peuvent être plus génériques[21],[22]. Plusieurs disciplines, dont la psychologie, la médecine ou la biologie, sont ainsi concernées par une crise de la reproductibilité[22]. Des critiques existent aussi concernant le décalage entre le fond des articles et ce que les auteurs du canular prétendent qu'ils disent des domaines piégés. Par exemple, l'article inspiré de Mein Kampf ne tire de ce livre que des structures de phrases relativement neutres, ou qui relèvent tout au plus du champ lexical de la politique de manière très générale, et qui auraient pu être écrites dans n'importe quel autre manifeste politique[23].

Pour Zack Beauchamp, du media en ligne Vox, le point de vue soutenu par les trois auteurs est « à première vue progressiste, mais est en fait le plus souvent entendu aujourd'hui par les conservateurs modérés et les membres de l'Intellectual Dark Web »[24]. Les auteurs se décrivent cependant comme étant de gauche libérale[2].

Répercussions

En , l'université de Portland a décidé de prendre des mesures disciplinaires à l'encontre de Peter Boghossian, qui y exerce en tant que professeur assistant en philosophie ; l'université estime que sa participation au canular constitue une « rupture du code de conduite éthique de l'institution ». Boghossian a reçu le soutien de plusieurs universitaires dont Richard Dawkins, Steven Pinker, Jordan Peterson[25],[26] et Alan Sokal[27].

En , dans une lettre de démission publique[28], il dénonce les représailles dont il a été victime et regrette que l'université se soit transformé « d'un bastion de libre recherche en une usine de justice sociale dont les seuls intrants étaient la race, le genre et le statut de victime et dont les seuls extrants étaient les griefs et les divisions ».

Notes et références

  1. (en) « Great literary hoaxes : 'Sokal Squared' has managed to out-hoax Ern Malley », sur The Australian.
  2. a b et c (en) Yascha Mounk, « What an Audacious Hoax Reveals About Academia : Three scholars wrote 20 fake papers using fashionable jargon to argue for ridiculous conclusions. », sur The Atlantic, (consulté le ).
  3. (en) William Egginton, « What the ‘Grievance Studies’ Hoax Really Shows : The problem is not the subject matter. It’s that these scholars are marginalized in overly specialized fields. », sur The New York Times, (consulté le ).
  4. (en) Alison Phipps, « What the ‘grievance studies’ hoax is really about », sur the Times Higher Education, .
  5. a et b Peggy Sastre, « Quelque chose de pourri au royaume des sciences humaines », sur Le Point, Le Point, (consulté le ).
  6. a et b Edouard de Mareschal, « Viols canins, sextoys thérapeutiques… des revues scientifiques piégées par des études bidons », sur Le Figaro, (consulté le ).
  7. (en-US) « Academic Grievance Studies and the Corruption of Scholarship », sur Areo, (consulté le ).
  8. a et b (en) Jillian Kay Melchior, « Fake News Comes to Academia : How three scholars gulled academic journals to publish hoax papers on ‘grievance studies.’ », sur wsj.com, (consulté le ).
  9. Hadrien Mathoux, « De la culture du viol chez les chiens : l'incroyable canular qui a piégé la sociologie américaine », sur Marianne, (consulté le ).
  10. « La culture du viol chez les chiens : Quand des revues scientifiques américaines se font piéger par de fausses études », sur 20 minutes.fr, (consulté le ).
  11. Anna Benjamin, « Sex-toys thérapeutiques : un vaste canular scientifique », sur L'Express, (consulté le ).
  12. (en) « The Grievance Studies Scandal: Five Academics Respond », sur Quillette Magazine, (consulté le ).
  13. (en) « Fake academic scandal: Adolf Hitler’s Mein Kampf words used in embarrassing journal hoax », sur The West Australian, (consulté le ).
  14. (en) Dave Huber, « Study: Dog parks are manifestations of rape culture and oppression », sur The College Fix (en), (consulté le ).
  15. (en) Ruth Graham, « Phallic Anxiety (Probably!) Drives Male Academics to Execute Lame Hoax About Gender Studies », sur Slate, (consulté le ).
  16. Guillaume Erner, « Le pénis est-il responsable du réchauffement climatique ? », sur France Culture, (consulté le ).
  17. « États-Unis : quand la sociologie est au service de l'idéologie », sur Le Figaro, (consulté le ).
  18. (en) Alexander C. Kafka, « Is Huge Publishing Hoax Hilarious and Delightful or an Ugly Example of Dishonesty and Bad Faith? : Sokal Squared », sur The Chronicle of Higher Education (en), (consulté le ).
  19. (en) « What the ‘Grievance Studies’ Hoax Means », sur The Chronicle of Higher Education (en), (consulté le ).
  20. Chris York, « Richard Dawkins Defends Academic Peter Boghossian Who Hoaxed Journals With 'Feminist Mein Kampf' », sur Huffingtonpost UK, (consulté le )
  21. (en) Virginia Hughes et Peter Aldhous, « Here’s What Critics Say About That Big New Hoax On Gender Studies », sur Buzzfeed News, (consulté le ).
  22. a et b Daniel Engber, « Le récent canular scientifique n'est pas un scandale académique, mais un règlement de comptes », sur Slate.fr, (consulté le )
  23. (en) « 'Mein Kampf' and the 'Feminazis': What Three Academics' Hitler Hoax Really Reveals About 'Wokeness' », sur Haaretz, (consulté le ).
  24. (en) Zack Beauchamp, « The controversy around hoax studies in critical theory, explained : The “Grievance Studies” or “Sokal Squared” hoax aimed to discredit gender and critical race studies. Did it work? », sur Vox.com, (consulté le ).
  25. (en) « Peter Boghossian: Professor faces sack over hoax that fooled academic journals », sur thetimes.co.uk, (ISSN 0140-0460, consulté le ).
  26. (en-US) Aaron Mesh, « Professor Who Authored Hoax Papers Says Portland State University Has Launched Disciplinary Proceedings Against Him », sur wweek.com, (consulté le ).
  27. Alan Sokal, « Letter to Professor Mark R. McLellan, Vice President for Research and Graduate Studies, and Ms Cindy Starke, General Counsel, Portland State University » [PDF], sur physics.nyu.edu, .
  28. (en) Peter Boghossian, « My University Sacrificed Ideas for Ideology. So Today I Quit. », sur Common Sense, (consulté le ).

Liens externes

  • (en) James A. Lindsay, Peter Boghossian et Helen Pluckrose, « Academic Grievance Studies and the Corruption of Scholarship », Essai publié par les auteurs du canular (avec liste complète des fausses études, méthodologie et commentaires des comités de lecture), sur areomagazine.com, (consulté le )