Après la mort d'Alexandre Alekhine en 1946, la Fédération internationale des échecs reprend l'organisation du Championnat du monde d'échecs à sa charge. Le principe du match au sommet est conservé : le détenteur du titre et son challenger s'affrontent dans un match de 24 parties, au terme d'un cycle de sélection de trois ans. Depuis 1950, le tournoi des candidats est ainsi la dernière étape pour la désignation du challenger : son vainqueur obtient le droit de défier le champion du monde, Mikhaïl Botvinnik à l'époque.
Les quinze candidats
Sélection des participants
Au tournoi de Neuhausen-Zurich 1953, qui n'est que le deuxième tournoi des candidats organisé par la FIDE, il y eut quinze participants. En 1950, il y avait eu dix participants. En 1953, les sélectionnés comprenaient : les cinq premiers du tournoi des candidats précédent (Budapest 1950) et les cinq premiers du tournoi interzonal de Stockholm 1952. Sur ces dix qualifiés, neuf étaient Soviétiques (le dixième était l'Argentin Miguel Najdorf). Pour donner un caractère plus international au tournoi, la FIDE a encore sélectionné cinq candidats d'autres pays[1] : l'ancien champion du monde Max Euwe et l'ancien finaliste du championnat du monde de 1948, Samuel Reshevsky, qui n'avaient pas participé au tournoi interzonal de 1952 ni au tournoi des candidats de 1950 et trois joueurs classés sixième ex æquo à l'interzonal de 1952.
Qualifiés lors du tournoi des candidats de Budapest en 1950
Lors du tournoi des candidats, chaque joueur affronte deux fois chacun de ses adversaires, une fois avec les blancs et une fois avec les noirs (« tournoi à deux tours »). Il n'y a pas moins de 30 rondes, soit 210 parties au total. Comme les adversaires sont en nombre impair, un joueur est exempté à chaque ronde.
Le tournoi commence le dans la maison paroissiale de Neuhausen am Rheinfall où sont disputées huit rondes, puis, pendant 22 rondes, continue au Kongresshaus de Zurich à partir du 13 septembre, où il dure encore 5 semaines pour s'achever le .
Interrogés par la suite, plusieurs des participants citèrent des parties jouées lors de ce tournoi comme les plus belles de leur carrière. Ainsi Alexandre Kotov se souvient-il de son sacrifice de dame contre Youri Averbakh[3], et David Bronstein, de son Est-indienne contre Samuel Reshevsky[4]. Mais dans l'ensemble, les joueurs furent plutôt prudents et conservateurs.
À en croire Andrew Soltis, Alexandre Kotov, qui venait de remporter brillamment le tournoi interzonal de Stockholm en 1952, faisait un peu figure d'épouvantail au début du tournoi. Mais son manque d'engagement et son attitude routinière ruinèrent ses chances : il parut d'ailleurs très satisfait de la montre en or que lui valut son prix de beauté. Selon un des arbitres, le plus qu'on pouvait dire de lui, c'était que pendant les 28 rondes, il commanda 28 sandwiches[5]. Peut-être que ce manque de motivation s'explique par ses 3 défaites lors des 3 premières rondes, ce qui l'a quasiment mis hors course dès le début du tournoi. Cependant, Kotov a montré de l'ambition et du talent, battant Vassily Smyslov et Samuel Reshevsky au second tour, quand les deux joueurs bataillaient pour la première place. Beaucoup de parties se terminèrent par une nullité de salon, un mal endémique des échecs soviétiques[6]. Toutefois, la longueur du tournoi nécessite de gérer ses efforts et explique dans certains cas de telles nulles. En fin de tournoi, l'absence d'enjeu pour la plupart des participants est aussi à l'origine de courtes nulles. Smyslov paraissait le plus motivé des candidats, mais cela ne l'empêcha pas d'aller chanter des extraits d'opéra à la radio suisse[7].
Quinze joueurs s'affrontaient en double tour (chacun affronte ses adversaires avec les Blancs et les Noirs) ; à chaque ronde, un d'entre eux était exempt.
Le début du tournoi est marqué par l'exclusion de la course de Kotov : avec 0 point en 4 rondes (3 défaites et une exemption), le vainqueur de l'interzonal ne pouvait plus revenir. Vassily Smyslov et Samuel Reshevsky prennent le meilleur départ avec 5 sur 7, devant Paul Kérès 4,5 alors que David Bronstein, le vice-champion du monde, traîne avec 50 % des points après 7 rondes. Dans la deuxième moitié du premier tour, Smyslov creuse l'écart sur ses poursuivants. Avec 9,5 sur 14, il devance Reshevsky et Bronstein d'un point, Miguel Najdorf d'un point et demi et Kérès de 2,5 points. À noter le bon départ de Max Euwe : l'ancien champion du monde totalise 7,5 sur 14 avec de spectaculaires succès contre Efim Geller et Najdorf.
Au cours du deuxième tour, Smyslov subit sa seule défaite en gaffant contre Kotov (21e ronde). Reshevsky en profite pour revenir à hauteur du Soviétique et Bronstein suit juste derrière. Décroché lors du premier tour, Kérès marque 3,5 en 4 parties avant d'affronter Smyslov à la 24e ronde. Ce dernier l'emporte consécutivement sur Kérès et Reshevsky, alors que Bronstein s'effondre contre Geller. L'avance que le vice-champion du monde 1948 est irréversible et il termine par de courtes nullités avec 2 points d'avance sur le trio Bronstein, Reshevsky et Kérès. On soulignera l'écroulement de Max Euwe, qui ne marque que 4 points (8 nulles et 6 défaites), la remontée de Geller (4 victoires de suite) qui termine 6e après avoir été avant-dernier après 23 rondes. Le tournoi a été marqué par l'éclosion du futur champion du monde Tigran Petrossian : malgré aucune victoire contre les 10 premiers du tournoi, il termine 5e avec 15 sur 28 pour son premier tournoi des candidats.
Avec un modeste score de 18 sur 28 (64,3 %), Vassily Smyslov, sans véritablement forcer mais en gagnant des parties cruciales, l'emporta largement et gagna ainsi le droit d'affronter Mikhail Botvinnik pour le championnat du monde. Le match aura lieu au printemps 1954, mais Botvinnik parviendra à conserver son titre. Ce n'est qu'au terme du cycle suivant, en 1957, que Smyslov sera sacré Champion du monde.
Ouvertures
Le tournoi de Zurich marque un tournant sur le plan des ouvertures utilisées, avec la généralisation de l'ouverture du pion dame 1.d4. Najdorf, par exemple, n'ouvrit qu'une seule fois par 1.e4. Mais surtout, les défenses indiennes, en particulier est-indienne et nimzo-indienne furent omniprésentes[8].
Les deux ouvertures les plus fréquentes, l'est-indienne et la nimzo-indienne n'apparurent pas moins de respectivement 46 et 43 fois. La défense sicilienne, ouverture la plus jouée contre 1.e4, ne vient qu'en 5e position dans l'ordre des fréquences, et il ne s'en produisit que 23.
Soupçons de collusion
Staline était mort le , soit moins de 6 mois avant le début du tournoi. Dans l'atmosphère de la guerre froide qui régnait alors et vu le prestige que représentait le jeu d'échecs pour Moscou, des rumeurs insistantes[9], mais jamais confirmées (ni infirmées[10]), ont fait état de pressions exercées sur les joueurs soviétiques non russes pour les « persuader » de laisser gagner Smyslov, un Russe pur souche. Dans ce contexte, le plus étonnant est encore la deuxième place ex æquo de Samuel Reshevsky, le représentant des États-Unis.
La partie de la quatorzième ronde entre Averbakh et Kotov a obtenu le prix de beauté du tournoi. Elle est très célèbre en raison du sacrifice de dame consenti par Kotov au 30e coup.
L'Art du combat aux échecs est un livre de presque 500 pages. David Bronstein y commente, totalement ou partiellement, les 210 parties du tournoi. Depuis sa parution, l'ouvrage est devenu un classique de la littérature échiquéenne et a été traduit dans de très nombreuses langues. Cependant, il est entièrement consacré au commentaire des parties du tournoi, et il ne s'agit pas d'un livre de souvenirs de la compétition : on n'y trouvera ni anecdote, ni compte-rendu journalistique.
Pour beaucoup de critiques, le tournoi des candidats de Zurich doit sa célébrité plus à l'exceptionnelle qualité du travail de Bronstein qu'à l'intérêt intrinsèque des parties qui s'y déroulèrent. Dans l'histoire des échecs, le tournoi de Zurich serait ainsi plus important comme œuvre littéraire que comme événement historique. De fait, ce qui intéresse Bronstein, c'est l'affrontement des plans stratégiques des joueurs sur l'échiquier, plus que le caractère sportif de l'événement[13]. C'est peut-être ce souci esthétique et intellectuel qui a assuré à l'ouvrage sa pérennité.
L'ouvrage commence par un intéressant avant-propos de Max Euwe, qui avait également participé au tournoi de Zurich, donnant un aperçu de la vision « esthétisante » qu'avait Bronstein du jeu d'échecs.
↑Soltis, Soviet Chess, p. 212. Il n'est pas très clair si leur sélection est un geste de repêchage de la FIDE, ou s'ils étaient qualifiés de droit. Selon Soltis, il s'agissait clairement d'un « repêchage ».
↑Andrew Soltis, Soviet Chess 1917-1991, page 212. Une partie que la presse encensa aussitôt.
↑David Bronstein, The Sorcerer's Apprentice, Cadogan Chess, 1995, page 112.
↑Pour l'auteur, les joueurs sont pratiquement tous du même niveau, et savoir qui sera le vainqueur n'a que peu d'intérêt. On ne trouve d'ailleurs aucune conclusion pour commenter la victoire de Smyslov ou le déroulement du tournoi par exemple.
Bibliographie
David Bronstein, L'Art du combat aux échecs. Le tournoi des Candidats de Zurich 1953, Collection Échecs Payot 1994, (ISBN2-228-88784-6)
Miguel Najdorf, Zurich 1953, 15 Contenders for the World Chess Championship, Russell Enterprises, 2012
Le livre contient de nombreuses photos. Le profil, le palmarès et le parcours des quinze joueurs sont détaillés. Au début de chaque ronde, le déroulement de chacune des parties est résumé. Le livre contient également le descriptif de toutes les innovations théoriques du tournoi, un index des ouvertures suivant le code ECO.
Andrew Soltis, Soviet Chess 1917-1991, McFarland, États-Unis, 2000