En mathématiques, le raisonnement par récurrence (ou par induction, ou induction complète) est une forme de raisonnement visant à démontrer une propriété portant sur tous les entiers naturels. Le raisonnement par récurrence consiste à démontrer les points suivants :
la propriété est satisfaite par un entier n0 (généralement 0 ou 1) ;
chaque fois que cette propriété est satisfaite par un certain nombre entier naturel n ≥ n0, elle est également satisfaite par son successeur, c'est-à-dire par le nombre entier n + 1.
Une fois cela établi, on en conclut que cette propriété est vraie pour tous les nombres entiers naturels supérieurs ou égaux à n0.
Présentation
Le raisonnement par récurrence établit une propriété importante des entiers naturels : celle d'être construits à partir d'un entier n0 en itérant le passage au successeur. Dans une présentation axiomatique des entiers naturels, il est directement formalisé par un axiome. Moyennant certaines propriétés des entiers naturels, il est équivalent à d'autres propriétés de ceux-ci, en particulier l'existence d'un minimum à tout ensemble non vide (bon ordre), ce qui permet donc une axiomatisation alternative reposant sur cette propriété.
Certaines formes de ce raisonnement se généralisent d'ailleurs naturellement à tous les bons ordres infinis (pas seulement celui sur les entiers naturels), on parle alors de récurrence transfinie, ou de récurrence ordinale (tout bon ordre est isomorphe à un ordinal) ; le terme d’induction est aussi souvent utilisé dans ce contexte. Le raisonnement par récurrence peut se généraliser enfin aux relations bien fondées. Dans certains contextes, en logique mathématique ou en informatique, pour des structures de nature arborescente ou ayant trait aux termes du langage formel sous-jacent, on parle de récurrence ou induction structurelle.
On parle communément de récurrence dans un contexte lié mais différent, celui des définitions par récurrence de suites (ou d'opérations) à argument entier. Si l'unicité de telles suites se démontre bien par récurrence, leur existence, qui est le plus souvent tacitement admise dans le secondaire, voire les premières années universitaires, repose sur un principe différent.
Histoire
L'histoire des débuts du raisonnement par récurrence peut prêter à interprétation, suivant ce que l'on accepte d'identifier comme tel. Si l'on regarde les choses d'assez loin, on peut déclarer, comme Jean Itard en 1961 à propos des Éléments d'Euclide : « On ne trouvera jamais le leitmotiv moderne un peu pédant : « nous avons vérifié la propriété pour 2, nous avons montré que si elle est vraie pour un nombre, elle est vraie pour son suivant, donc elle est générale » et ceux qui ne voient l'induction complète qu'accompagnée de sa rengaine auront le droit de dire qu'on ne la trouve pas dans les Éléments. Pour nous, nous la voyons dans les prop. 3, 27 et 36, VII, 2, 4 et 13 VIII, 8 et 9 IX[1]. » Ce point de vue n'est cependant pas forcément partagé par les autres historiens[2].
Le XVIIe siècle et ensuite
On trouve dans le Traité du triangle arithmétique de Blaise Pascal, écrit en 1654 mais publié en 1665, ce qui est généralement considéré comme la première utilisation tout à fait explicite du raisonnement par récurrence. En particulier, même si Pascal utilise parfois dans son traité des formes moins abouties, il écrit ceci[4] :
« Quoique cette proposition ait une infinité de cas, j'en donnerai une démonstration bien courte, en supposant deux lemmes.
Le premier, qui est évident de soi-même, que cette proportion se rencontre dans la seconde base; car il est bien visible, que φ est à σ comme 1 est à 1.
Le deuxième, que si cette proportion se trouve dans une base quelconque, elle se trouvera nécessairement dans la base suivante.
D'où il se voit qu'elle est nécessairement dans toutes les bases : car elle est dans la seconde base par le premier lemme ; donc par le second elle est dans la troisième base, donc dans la quatrième, et à l'infini[3]. »
Toujours au XVIIe siècle, il faut mentionner Pierre de Fermat[5] et Jacques Bernoulli[6] qui critiquent tous deux la « méthode d'induction »[7] de John Wallis, appelée depuis induction incomplète, qui correspond grossièrement à une démonstration pour les premiers entiers et « ainsi de suite ». Fermat promeut par ailleurs la méthode de descente infinie, liée elle-même à la récurrence (voir ci-dessous). Il est le premier à l'identifier et la nommer mais celle-ci est déjà utilisée, là sans ambiguïté aucune, par Euclide[8]. Bernoulli, lui, propose de démontrer le passage de n à n + 1, soit exactement le raisonnement par récurrence.
Au cours du XVIIIe et du XIXe siècle, le raisonnement par récurrence est de plus en plus utilisé pour aboutir finalement à sa formalisation et à son axiomatisation, d'abord partiellement par Grassmann en 1861[9], puis par Richard Dedekind en 1888 et indépendamment par Giuseppe Peano en 1889[10]. Pour Dedekind il s'agit d'achever l'arithmétisation des réels, en donnant un cadre formel permettant de développer la méthode des coupures publiée en 1872[11]. Pour Peano ce sont les prémisses de son très ambitieux projet de formalisation des mathématiques (voir Formulaire de mathématiques). Dans les deux cas la récurrence n'est plus simplement un principe de démonstration reposant sur l'intuition, mais un axiome formalisant une propriété des entiers naturels.
Avant le XVIIe siècle
Que Pascal soit ou non l'inventeur du raisonnement par récurrence, on ne peut négliger ses nombreux précurseurs.
Les choses se compliquent du fait de l'absence d'un langage algébrique moderne. Certains résultats ne peuvent parfois pas même être énoncés en toute généralité, et le sont donc pour des entiers donnés, alors que les idées essentielles pour la démonstration du résultat général (passage de n à n + 1) sont présentes.
On a découvert depuis les années 1970 plusieurs formes de raisonnement par récurrence dans les mathématiques du monde arabo-islamique, voir Rashed 1972. Ainsi, vers l'an 1000, le persan Al-Karaji (953-1029) établit la formule du binôme de Newton (en fait il n'a pas les notations qui lui permettraient de l'énoncer dans le cas général, mais les méthodes fonctionnent pour un entier arbitraire). Il calcule également la somme des cubes des n premiers entiers naturels[13], al-Samaw'al poursuit ses travaux. Ces résultats utilisent bien des formes « archaïques » de définition et de raisonnement par récurrence (comme la régression, on part d'un entier donné choisi arbitrairement, et par un procédé manifestement général, en passant de n à n – 1, on se ramène au cas initial).
À peu près à la même époque, Alhazen (953-1039) utilise le raisonnement par récurrence pour calculer la somme des cubes puis des puissances quatrièmes des n premiers entiers naturels[14]. Bien qu'il ne mentionne même pas la possibilité d'aller au-delà de la puissance 4, sa méthode, itérative, le permettrait.
Durant le Moyen Âge européen, le philosophe et mathématicien juif languedocien Levi ben Gershom (1288-1344), dit Gersonide, fait un usage systématique de la régression pour établir des résultats de combinatoire (somme des cubes, nombre de permutations…)[15].
Pascal, ou Bernoulli étaient déjà considérés au XIXe siècle comme les pères du raisonnement par récurrence, mais ensuite, on a beaucoup cité pendant la première moitié du XXe siècle le mathématicien italien Francesco Maurolico (1494-1575) et son ouvrage Arithmeticorum libri duo (1575)[16], ceci à la suite d'un article de Giovanni Vacca de 1909, qui influença Moritz Cantor[17] et fut traduit dans d'autres langues, par exemple en français en 1911. Pour démontrer que la somme des n premiers entiers impairs est un carré parfait, Maurolico utilise une proposition (prop. 13) qui permet le passage du cas n au cas n + 1, énonce la propriété générale (prop. 15), et en fait la démonstration pour n=1, 2, 3, 4, 5 grâce à la prop. 13, tout en concluant qu'il pourrait poursuivre ainsi jusqu'à l'infini. Selon Rashed et Freudenthal[18], il s'agirait d'une utilisation archaïque du raisonnement sans énonciation d'un principe général qui serait utilisable de manière systématique. D'autre part il apparaît, d'après la correspondance de Pascal, que celui-ci a lu Maurolico.
L'article de Freudenthal de 1953[19] montrant que Maurolico utilise dans son livre très peu de raisonnements de type récurrence (sous quelque forme que ce soit), et d'autre part, les découvertes de travaux antérieurs de Al-Karaji, ben Gershom et autres relativisent fortement son apport, ceci au point que les ouvrages généralistes d'histoire des mathématiques ne le mentionnent plus[20].
Récurrence simple sur les entiers
Pour démontrer une propriété portant sur tous les entiers naturels, comme la formule du binôme de Newton, on peut utiliser un raisonnement par récurrence. Notons la propriété en question P(n) pour indiquer la dépendance en l'entier n. On peut alors l'obtenir pour tout entier n en démontrant ces deux assertions :
P(0) (0 vérifie la propriété) : c'est l’initialisation (ou la base) de la récurrence ;
Pour tout entier n, (P(n) ⇒ P(n + 1)) : c'est l’hérédité (on dit que P est héréditaire).
On dit alors que la propriété P s'en déduit par récurrence pour tout entier n. On précise parfois « récurrence simple », quand il est nécessaire de distinguer ce raisonnement d'autres formes de récurrence (voir la suite).
Une manière facile de visualiser[21] un raisonnement par récurrence consiste à faire l'analogie avec le jeu de la chute des dominos. On considère une suite infinie de dominos dont chacun porte un numéro (0,1,2,3,...) et l'on cherche des conditions simples pour que tous les dominos chutent. Toute personne qui aura déjà joué à ce jeu comprendra que pour que tous les dominos chutent il suffit que le premier domino (celui numéroté 0) tombe, et que la chute du domino n entraîne la chute du domino n + 1. Si l'on note alors P(n) la propriété « le domino n tombe », alors la chute du domino 0 correspond à l'initialisation précitée, et le fait que la chute du domino n entraîne la chute du domino n + 1 correspond à l'hérédité précitée.
Le raisonnement par récurrence est une propriété fondamentale des entiers naturels, et c'est le principal des axiomes de Peano. Une axiomatique est, en quelque sorte une définition implicite, dans ce cas une définition implicite des entiers naturels. Dans certains contextes, comme en théorie des ensembles, on déduit directement la récurrence de la définition, explicite cette fois, de l'ensemble des entiers naturels.
La récurrence peut aussi s'exprimer de façon ensembliste : il s'agit juste d'une variation sur la définition d'un ensemble en compréhension. On associe à une propriété P l'ensemble E des entiers naturels la vérifiant, et à un ensemble d'entiers naturels E la propriété d'appartenance associée. La récurrence se réénonce alors de façon équivalente ainsi :
Soit E un sous-ensemble de N, si :
0 appartient à E
Pour tout entier naturel n, (n appartient à E implique n + 1 appartient à E)
Bien sûr, l'initialisation peut commencer à un entier k arbitraire et dans ce cas la propriété n'est démontrée vraie qu'à partir du rang k :
Si :
P(k) ;
Pour tout entier n supérieur ou égal à k, [P(n) implique P(n + 1)] ;
Alors pour tout entier n supérieur ou égal à k, P(n).
Cette récurrence à partir de k est une conséquence immédiate de la récurrence à partir de 0 : il suffit de démontrer « n < k ou P(n) », ou encore « P(n+k) » si l'on dispose de l'addition, par récurrence sur n ; chacune de ces propriétés est bien vraie pour tout entier n si et seulement si la propriété P est vraie pour tout entier supérieur ou égal à k.
De façon analogue on aura d'autres raisonnements par récurrence, sans avoir besoin de poser à chaque fois un nouveau principe, par exemple, une récurrence sur les entiers pairs (prendre P(2n)), etc.
Exemple 1 : la somme des n premiers entiers impairs
Les entiers impairs sont les entiers de la forme 2n + 1 (le premier, obtenu pour n = 0, est 1). On déduit d'une identité remarquable bien connue que 2n + 1 ajouté au carré de n donne le carré du nombre suivant :
n2 + 2n + 1 = (n + 1)2
On va donc montrer par récurrence que la somme des n premiers entiers impairs est égale au carré de n :
1 + 3 + … + (2n – 1) = n2.
Bien que l'écriture précédente puisse laisser entendre que 2n – 1 > 3, on ne le supposera pas[23]. La somme est vide donc nulle si n = 0, réduite à 1 si n = 1, égale à 1 + 3 si n = 2, etc.
initialisation : le cas n = 0 est celui où la somme est vide, elle est donc bien égale à 02 ;
hérédité : raisonnons sur un éventuel entier n, arbitraire, mais pour lequel 1 + 3 + … + (2n – 1) = n2. Puisque l'entier impair qui suit 2n – 1 est 2n + 1, on en déduit que : 1 + 3 + … + (2n – 1) + (2n + 1) = n2 + 2n + 1 = (n + 1)2,c'est-à-dire que la propriété est héréditaire.
L’initialisation ne doit pas être oubliée. Voici un exemple un peu ad hoc (et que l'on pourrait traiter à l'aide de congruences modulo 7) mais qui illustre bien ceci. On montre facilement que les propriétés « 9n – 2n est un multiple de 7 » et « 9n – 2n+1 est un multiple de 7 » sont toutes deux héréditaires. Cependant, alors que la première est vraie pour tout entier naturel n, la seconde ne l'est pas car elle n’est pas initialisable : en effet, en n = 0 on a 1 – 2 = –1, qui n'est pas divisible par 7. Pour la première proposition :
on vérifie que si n = 0, 90 – 20 est bien un multiple de 7 (0 est bien un multiple de 7) ;
on montre que si 9n – 2n est un multiple de 7, alors 9n+1 – 2n+1 est un multiple de 7 :9n+1 – 2n+1 est donc somme de deux multiples de 7 ; c’est bien un multiple de 7.L'hérédité de la seconde propriété est strictement analogue. Pourtant, cette propriété n'est vraie pour aucun entier puisque 9n – 2n+1 est la différence de 9n – 2n (multiple de 7) et de 2n (non divisible par 7).
L’hérédité doit être démontrée pour tout entier nsupérieur ou égal au dernier n0 pour lequel la propriété a été démontrée directement (initialisation).
Si l'on prend, par exemple, la suite , on peut observer que cette suite est croissante à partir de n = 2 car .Si l'on cherche à démontrer que pour tout :l’initialisation est facile à prouver car ;l’hérédité aussi car, la suite étant croissante, si alors .Pourtant cette inégalité est vraie seulement pour n = 1. L’hérédité n’a en réalité été prouvée que pour n supérieur ou égal à 2 et non pour n supérieur ou égal à 1.
Autres formes de récurrence, énoncés équivalents
Plusieurs formes de récurrence, en apparence plus générales que la récurrence ordinaire, s'avèrent équivalentes.
Récurrence d’ordre 2
Il peut arriver que, pour l'hérédité, quand il s'agit de démontrer P(n + 1), on ait besoin de supposer la propriété aux deux rangs précédents, c'est-à-dire non seulement pour n, mais aussi pour n – 1. On est amené à utiliser le principe de récurrence suivant :
Soit P(n) une propriété définie sur N, si :
P(0)
P(1)
[P(n) et P(n + 1)] ⇒ P(n + 2) (pour tout n ∈ N)
alors P(n) pour tout n ∈ N.
Cette propriété est en apparence plus forte que la récurrence simple, puisque l'on a une hypothèse supplémentaire à notre disposition, mais lui est en fait équivalente, puisque cela revient à démontrer [P(n) et P(n + 1)] par récurrence simple. On trouvera par exemple dans l'article suite de Fibonacci des exemples d'application de ce principe de récurrence.
Récurrence forte
La récurrence précédente peut être généralisée à plus d'hypothèses, 3, 4, etc. Mais tous ces principes apparaissent comme des cas particuliers du principe de récurrence suivant, parfois appelé récurrence forte, qui permet, pour démontrer la propriété au rang suivant de la supposer vraie pour tous les rangs inférieurs (pour cette raison, cette forme de récurrence est aussi appelée récurrence cumulative). On a une version plus forte de l’hérédité :
Soit P(n) une propriété définie sur N, si :
P(0)
[∀k≤nP(k)] ⇒ P(n + 1) (pour tout n ∈ N)
alors P(n) pour tout entier n ∈ N.
L'initialisation reste identique, mais l'hérédité est modifiée. Pour démontrer la propriété au rang n + 1, on peut supposer la propriété vraie non seulement pour n mais aussi pour tous les entiers inférieurs à n.
À nouveau cette propriété, en apparence plus forte que la récurrence simple, lui est en fait équivalente. En effet cela revient à démontrer par récurrence simple la propriété « ∀k≤nP(k) », c'est-à-dire la propriété P pour tous les entiers inférieurs ou égaux à n. On utilise pour l'équivalence les propriétés qui caractérisent l'ordre sur N, à savoir que pour tout entier naturel k :
k ≤ n + 1 ⇔ (k ≤ n ou k = n + 1) k ≤ 0 ⇔ k = 0.
Cette récurrence peut également se décaler à partir d'un certain rang, exactement comme la récurrence simple.
Exemple d'utilisation
Pour démontrer que tout entier naturel supérieur ou égal à 2 possède un diviseur premier (récurrence donc à partir du rang 2).
On démontre que 2 possède un diviseur premier qui est lui-même
Soit n un entier supérieur ou égal à 2, on suppose que tous les entiers d supérieurs ou égaux à 2 et inférieurs ou égaux à n possèdent un diviseur premier (hypothèse de récurrence) et l'on cherche à prouver qu’il en est de même pour n + 1.
ou bien n + 1 est premier alors il possède un diviseur premier qui est lui-mêmeou bien n + 1 est composé et il existe un entier d supérieur ou égal à 2 et inférieur ou égal à n qui divise n + 1. Alors, par hypothèse de récurrence, d possède un diviseur premier, qui est aussi diviseur de n + 1.
Le raisonnement qui est fait pour n + 1 fonctionne tout aussi bien pour 2 : on voit sur l'exemple qu'il n'est pas vraiment nécessaire de traiter à part l'initialisation, c'est-à-dire que cette démonstration se fait plus élégamment par récurrence bien fondée ou en utilisant le principe du bon ordre (voir ci-dessous).
De façon alternative à la récurrence, en particulier la récurrence forte, on peut utiliser le principe suivant :
Tout sous-ensemble non vide de N a un plus petit élément (Nest bien ordonné).
Par exemple, si l'on reprend l'exemple traité au paragraphe précédent, l'existence pour tout nombre d'un diviseur premier[24], on choisit directement p le plus petit diviseur différent de 1 d'un nombre n donné supérieur ou égal à 2, qui est le plus petit élément de l'ensemble non vide des diviseurs différents de 1 de n. On montre alors par l'absurde que p est premier : si p avait un diviseur strictement inférieur à p et différent de 1, il diviserait également n, et p ne serait pas le plus petit diviseur de n.
Cette propriété est une propriété de la relation d'ordre sur N. Un tel ordre est appelé bon ordre, et l'on dit que N est bien ordonné.
La propriété de récurrence se déduit de celle de bon ordre, et du fait que tout entier est soit 0, soit un successeur (de la formen + 1).
En effet, pour une propriété P héréditaire (P(n) ⇒ P(n + 1)) et vérifiée en 0, il suffit de considérer le minimum de l'ensemble des entiers ne vérifiant pas celle-ci. Il existe dès que cet ensemble est non vide. Grâce à l'initialisation, on sait que ce minimum n'est pas 0 . Grâce à l'hérédité, on sait que ce minimum n'est pas le successeur n + 1 d'un entier n qui vérifierait la propriété P. Par conséquent, l'ensemble des entiers ne vérifiant pas P ne possède pas de minimum, il est donc vide : tout entier vérifie P.
Réciproquement,
la propriété de bon ordre se déduit de la propriété de récurrence (et des propriétés de l'ordre).
La contraposée de la propriété de bon ordre se déduit en effet directement de la récurrence forte (en utilisant les propriétés caractérisant l'ordre sur N). On suppose qu'un ensemble E d'entiers,n n'a pas de plus petit élément, et l'on doit montrer que E est vide, soit pour tout entier n, n ∉ E :
0 ∉ E (car sinon 0 serait le plus petit élément de E) ;
on suppose pour tout entier k ≤ n, k ∉ E. Alors n + 1 ∉ E, car sinon il serait le plus petit élément de E.
Une fois admises certaines propriétés des entiers naturels (en particulier que tout entier est 0 ou le successeur d'un autre entier), on a donc équivalence entre principe de récurrence et propriété de bon ordre.
Un autre principe proche de la récurrence, en particulier de la récurrence forte, est le principe de descente infinie illustré par Pierre de Fermat :
il n'existe pas de suite infinie strictement décroissante d'entiers naturels.
Fermat démontre ainsi par l'absurde des résultats d'inexistence de solutions à certaines équations diophantiennes, en construisant à partir d'une solution supposée une autre solution strictement plus petite.
C'est une conséquence directe de la propriété de bon ordre, si telle suite existait, l'ensemble non vide de ses valeurs n'aurait pas de minimum. Le principe de descente infinie est directement lié à la notion de relation bien fondée, abordée dans le paragraphe suivant, dont il fournit une caractérisation.
On peut réénoncer la récurrence forte en utilisant la seule relation d'ordre, et les deux hypothèses de récurrence peuvent alors se rassembler en une seule.
Soit P(n) une propriété définie sur N,
si [∀k < nP(k)] ⇒ P(n) (pour tout n ∈ N)alors P(n) pour tout n ∈ N.
Dans le cas où n = 0, l'hypothèse est vraie par vacuité de l'ensemble des k < 0, ainsi la quantification est vraie et l'assertion revient à P(0). Donc quand on prend pour < l'ordre naturel sur les entiers[25], on distingue suivant que n = 0 ou n est un « successeur », c'est-à-dire n est de la forme m + 1, on retrouve exactement la propriété de récurrence forte ci-dessus.
Cette forme du raisonnement par récurrence ne fait plus référence à la constante 0 et à l'opération successeur des entiers. Elle se généralise directement à n'importe quel ordre bien fondé non nécessairement total (et même à n'importe quelle relation bien fondée).
En effet, dire que la relation d'ordre strict sur N est bien fondée signifie que
toute partie non vide de N possède un élément minimal
(donc ici minimum, puisque l'ordre sur N est total), or on démontre aisément (cf. article détaillé) que cette propriété équivaut à la récurrence bien fondée. La démonstration est en fait essentiellement celle donnée ci-dessus entre récurrence et bon ordre via la récurrence forte. Mais comme il existe des bons ordres qui ne sont pas isomorphes à l'ordre usuel sur N, on a forcément utilisé au passage une propriété spécifique des entiers, en l'occurrence le fait que tout entier non nul est le successeur d'un autre entier. Cette dernière propriété est d'ailleurs une conséquence de la propriété de récurrence simple (le cas très particulier où l'on n'utilise pas l'hypothèse de récurrence). Elle n'est pas nécessairement vraie dans les ensembles bien ordonnés.
L'originalité de cette méthode repose sur un principe de récurrence à rebours : on ne prouve plus une propriété de n à n + 1 mais de n + 1 à n, en y adjoignant que si la propriété est vraie d'un entier alors elle est vraie pour un autre entier strictement plus grand, ce qui donne une preuve de la propriété sur tous les entiers « en zigzag ».
Le raisonnement par récurrence se généralise naturellement, sous la forme de la récurrence bien fondée indiquée au paragraphe récurrence bien fondée, aux ensembles sur lesquels on peut définir un bon ordre, isomorphe alors à un ordinal, ou simplement une relation bien fondée.
Justification du principe de récurrence
Le texte de Blaise Pascal cité plus haut, premier texte où le raisonnement par récurrence apparaît de façon tout à fait explicite, donne une justification intuitive très naturelle de celui-ci : le fait qu'il permette de construire une démonstration directe pour n'importe quel entier, justification toujours employée de nos jours[28]. Cependant cette justification ne peut constituer une démonstration de la validité du principe de récurrence. Pour démontrer P(n) pour tout entier n, il faudrait écrire toutes les implications entre P(n) et P(n + 1) à partir de P(0), et cela nécessiterait une infinité d’implications. Comme une démonstration est finie, une telle démonstration ne vaudra donc que pour un entier n fixé à l'avance. Les deux hypothèses du principe de récurrence permettent théoriquement d'écrire « mécaniquement » une démonstration pour un entier arbitrairement grand, mais non pour tous les entiers.
Le principe de récurrence est donc bien une propriété des entiers naturels, admis en tant qu'axiome (Dedekind 1888), ou bien démontré dans le cadre d'une théorie plus puissante comme la théorie des ensembles[29]. Il permet alors de « rassembler » sous la forme d'une seule démonstration finie, cette infinité de démonstrations, une pour chaque entier.
Pour autant l'axiomatisation a-t-elle entièrement capturé l'intuition ? On déduit très directement des théorèmes d'incomplétude de Gödel (1931) que non. En effet, pour toute axiomatisation raisonnable, par exemple la théorie des ensembles ZFC, chacun de ces deux théorèmes fournit une propriété P des entiers qui s'exprime dans le langage de la théorie, et qui est démontrable pour n'importe quel entier fixé à l'avance, mais pourtant on ne peut démontrer l'énoncé (formalisé dans la théorie) « pour tout entier naturel P(n) », par récurrence ou tout autre moyen disponible par l'axiomatisation.
Le principe de récurrence et l'ω-incohérence
Ainsi, les hypothèses P(0) et P héréditaire : ∀n [P(n) ⇒ P(n + 1)] permettent de montrer que, pour tout entier n donné, on a (où le symbole indique qu'il existe une démonstration de la proposition énoncée). Mais ces hypothèses seules ne permettent pas d'affirmer , qui est beaucoup plus fort. C'est le principe de récurrence qui le permet.
En effet on peut avoir une théorie T, cohérente, telle que :
1/ Pour tout entier n, , (donc , , , , ...),
Sans que pourtant on ait :
2/ .
Ceci peut se concevoir aisément par un exemple[30] :
On ignore actuellement si la conjecture de Goldbach disant que tout entier pair > 2 est somme de 2 nombres premiers est un énoncé :
effectivement vrai (et donc potentiellement démontrable dans une théorie toujours arithmétiquement correcte mais plus forte, telle que, présume-t-on, la théorie des ensembles usuelle).
Si tel est le cas, en prenant pour P(n), « 2n + 4 est somme de 2 nombres premiers », on aurait, pour tout entier n :
car pour tout nombre pair donné, on pourrait prouver en un nombre fini d'étapes, dans AP qu'il est somme de 2 nombres premiers s'il l'est. Il suffirait pour cela de calculer les sommes des couples de nombres premiers inférieurs à n et de les comparer à n.
Mais pas :
, dans le cas où la conjecture de Goldbach serait indécidable dans AP.
On peut même avoir une théorie T, cohérente, telle que :
1/ Pour tout entier n, , et :
3/ .
Une telle théorie est dite simplement cohérente et ω-incohérente (lire omega-incohérente)[31].
Ceci se conçoit toujours aisément en reprenant l'exemple ci-dessus :
Si la proposition "∀n P(n)" (ici, la conjecture de Goldbach) est indécidable dans notre théorie (ici, AP), l'adjonction de "non [∀n P(n)]" aux axiomes de la théorie 1/ la laisse cohérente si elle l'était et préserve les théorèmes de T. Par ailleurs on a évidemment :
et en remplaçant dans le paragraphe précédent T par , on a le résultat attendu.
Ainsi, il ne suffit pas de démontrer que pour tout n, P(n) [soit P(0), P(1), P(2), ...] pour démontrer ∀n P(n), comme arrive à le faire le principe de récurrence.
Une théorie dans laquelle pour tout prédicat P,
pour tout n, implique
est dite ω-cohérente[32].
↑Selon Cajori 1918, Wallis est le premier à parler d'induction dans ce contexte. On utilise parfois induction mathématique, induction complète, ou plus récemment simplement induction pour récurrence. Ces termes, plus exactement leurs traductions directes sont utilisés internationalement (allemand, anglais, ...), mais aussi en français depuis fort longtemps (par ex. Poincaré), au moins dans les milieux universitaires.
↑Peano cite Dedekind dans sa préface, mais il a manifestement pris connaissance trop tard de l'ouvrage de Dedekind pour l'utiliser dans son article, voir (en) Hubert C. Kennedy, « The mathematical philosophy of Giuseppe Peano », Philosophy of Science, vol. 30, no 3, 1963 [lire en ligne].
↑(de) Richard Dedekind, Stetigkeit und irrationale Zahlen, Brunswick, 1872.
↑Éléments d'Euclide, Livre IX, prop. 20. Voir également la citation de Jean Itard (voir supra), contredit par Acerbi 2000, p. 72.
↑Le nom de Maurolico n'apparait pas dans l'index du livre de Katz (1995, 1998), qui s'intéresse pourtant à plusieurs reprises à la récurrence. De façon symptomatique, N. Bourbaki, dans l’édition de 1960 des Éléments d'histoire des mathématiques, cite p. 38 Maurolico, et remplace purement et simplement son nom par celui de Pascal dans son édition de 1969, en gardant d'ailleurs la même référence à Bussey 1917.
↑(en) Paul Halmos, Naive set theory, Van Nostrand, trad. J. Gardelle, Introduction à la théorie des ensembles, Mouton, Paris/La Haye, 1970, chap. 12, p. 58.
↑On ne suppose même pas que 2n – 1 ≥ 1, i. e. que le nombre n de termes de la somme vaut au moins 1, puisqu'on veut inclure le cas n = 0. La notation inciterait moins à ces présupposés indésirables.
↑Qui est aussi l'un des premiers exemples connus du raisonnement assez proche, par descente infinie, voir le livre IX des Éléments d'Euclide, proposition 31.
↑Un autre ordre possible pourrait être l'ordre k | n à savoir k divise n.
↑(en) Emil Artin, The Gamma Function, Holt, Rinehart and Winston, 1964, page 5, (1.8) [lire en ligne], « Convex Functions », p. 5.
↑Par exemple Weis et Leroy, Le langage CAML, InterEditions, 1993, p. 54 : « Ce principe est en fait évident : les deux propriétés demandées par le principe de récurrence permettent facilement de démontrer la propriété P pour toute valeur entière. Par exemple, supposons que P vérifie les deux propriétés et qu’on veuille démontrer que P est vraie pour 2. Puisque P est vraie pour 0, elle est vraie pour son successeur 1. Mais puisque P est vraie pour 1, elle est vraie pour son successeur, donc elle est vraie pour 2. Il est clair que ce raisonnement se poursuit sans problème pour tout nombre entier fixé à l’avance. »
↑On connait des exemples de ce type, plus techniques que celui qui suit, mais non hypothétiques : voir le théorème de Goodstein.
↑Stephen C. Kleene, Logique Mathématique, éd. Jacques Gabay, 1971, p. 281.
↑Cette notion a été introduite par Gödel dans sa preuve initiale des théorèmes d'incomplétude qui supposait AP ω-cohérente. Plus tard Rosser a démontré ce même théorème en ne supposant que la seule cohérence de AP.
Bibliographie
Plusieurs des articles historiques spécialisés (Acerbi, Rashed…) commencent par un panorama plus général.
(en) Fabio Acerbi, « Plato: Parmenides 149a7-c3. A proof by complete induction? », Arch. Hist. Exact Sci., vol. 55, , p. 57-76 (lire en ligne)
(la) Giuseppe Peano, Arithmetices principia, nova methodo exposita (« Les principes de l'arithmétique, nouvelle méthode d'exposition »), Bocca, Turin, 1889, rep. Opera Scelte, vol II, éd. Cremonese, Rome, 1958 ; traduit en anglais (partiellement) dans Jean van Heijenoort, From Frege to Gödel: A Source Book in Mathematical Logic
(en) Nachum L. Rabinovitch, « Rabi Levi Ben Gershon and the origins of mathematical induction », Arch. Hist. Exact Sci., vol. 6, , p. 237-248 (DOI10.1007/BF00327237)
(en) Giovanni Vacca, « Maurolycus, the first discoverer of the principle of mathematical induction », Bull. Amer. Math. Soc., vol. 16, 1909, p. 70-73 [lire en ligne] ; trad. « Sur le principe d'induction mathématique », Revue de métaphysique et de morale, vol. 19, 1911, p. 30-33, lire en ligne sur Gallica.
L'article de Vacca a son importance dans le développement de l'histoire de la récurrence, mais n'est plus considéré comme une référence fiable sur Maurolico, cf. Rashed 1972, introduction ; voir plutôt Bussey 1917 et Freudenthal 1953.
(en) Mohamed Yadegari, « The Use of Mathematical Induction by Abu Kamil Shuja' Ibn Aslam (850-930) », Isis, vol. 69, no 2, 1978, p. 259-262, JSTOR:230435