Sa version moderne en est une double généralisation, remplaçant l'anneau des entiers par un anneau factorielA, et stipulant que le produit de deux polynômes primitifs (c.-à-d. à coefficients premiers entre eux) est primitif. Elle permet de démontrer la factorialité de l'anneau A[X].
Version de Gauss — Soient deux polynômes unitaires
et
Si leurs coefficients sont tous rationnels, sans être tous entiers,
alors leur produit PQ a au moins un coefficient qui n'est pas entier.
Démonstration de la version de Gauss à partir de la version moderne ci-dessous
On peut même remplacer, comme dans la version moderne, l'anneau des entiers par n'importe quel anneau intègre A à PGCD, et le corps des rationnels par le corps K des fractions de A.
Il s'agit de prouver que pour tous polynômes unitaires , si alors .
Par hypothèse, et avec , et , donc sont des inversibles de A, ce qui prouve que .
Harold Edwards remarque que cette version historique a l'avantage, par rapport à la « version moderne » ci-dessous, de se prêter à une « profonde généralisation », dans laquelle les entiers usuels sont remplacés par les entiers algébriques, et les nombres rationnels par les nombres algébriques[2],[3]. Richard Dedekind a redécouvert (dix ans après Leopold Kronecker) une version encore plus générale (il l'avait dans un premier temps formulée seulement pour les entiers usuels)[4] :
« Théorème de Prague » de Dedekind — Soient P et Q deux polynômes à coefficients algébriques. Si les coefficients du produit PQ sont des entiers algébriques, alors le produit de n'importe quel coefficient de P par n'importe quel coefficient de Q est un entier algébrique.
La version de Kronecker était en réalité bien plus générique[5],[6] :
De plus, en se passant (comme le théorème de Prague) de l'hypothèse « polynômes unitaires », elle englobait aussi la version moderne ci-dessous[4] :
Démonstration de la version moderne ci-dessous à partir du théorème de Kronecker
Soient A un anneau intègre à PGCD et deux polynômes primitifs. Soit tel que . Alors, chaque est entier sur A donc appartient à A (car A est intégralement clos), si bien que d divise . Ainsi, tout diviseur commun aux coefficients de PQ est inversible, c'est-à-dire que PQ est primitif.
Un polynôme P = a0 + a1X + … + anXn de A[X] est dit primitif si PGCD(a0, a1, … , an) = 1.
Si A est à PGCD, tout polynôme P de K[X] s'écrit comme le produit d'une constante de K et d'un polynôme primitif de A[X]. Cette constante, appelée contenu de P et notée c(P), n'est définie qu'à produit près par un inversible de A, et elle appartient à A si et seulement si P est à coefficients dans A.
Preuve de ces propriétés élémentaires du contenu
Le contenu de P existe et est unique à produit près par un élément inversible de A :
Existence. Les coefficients de P sont des fractions d'éléments de A. En réduisant ces fractions à un dénominateur commun b (par exemple le produit de leurs dénominateurs respectifs), P s'écrit R/b avec b élément non nul de A et R polynôme à coefficients dans A. En mettant en facteur le pgcd d des coefficients de R, on obtient P = dS/b avec S primitif, donc d/b est un contenu pour P.
Unicité. Si avec et primitifs alors donc à produit près par un inversible de A, .
Le contenu de P appartient à A si et seulement si P est à coefficients A : Le « seulement si » est immédiat. Réciproquement, si P est à coefficients dans A, alors (d'après la preuve d'existence précédente) cont(P) est le pgcd de ces éléments de A.
La version moderne du lemme de Gauss est alors, selon les auteurs, l'un[7] ou l'autre[8],[9],[10] des deux théorèmes équivalents suivants, ou les deux[11],[12], énoncés le plus souvent seulement pour un anneau factorielA.
Version moderne du lemme de Gauss — Soient A un anneau intègre à PGCD et K son corps des fractions.
Si deux polynômes P et Q de A[X] sont primitifs, leur produit PQ est primitif[13],[14].
Pour tous polynômes P et Q de K[X], c(PQ) = c(P)c(Q)[15],[16].
Plus précisément[17], pour tout anneau intègre A :
s'il vérifie ce lemme alors il vérifie la propriété « PP » (primalité avec un produit) : si a est premier avec b et c alors il est premier avec bc ;
PP équivaut au point 1 ci-dessus (donc aussi au point 2 lorsque A est à PGCD) ;
les deux implications élémentaires « à PGCD ⇒ Gauss usuel » et « Gauss usuel ⇒ PP » sont strictes.
L'implication « PP ⇒ point 1 » est donc le point clé de la version moderne ci-dessus.
Preuve de ce point clé
Raisonnons par l'absurde, en supposant que (pour un certain anneau A vérifiant PP) il existe deux polynômes primitifs dont le produit PQ est divisible par un élément non inversible de A. Choisissons alors un couple de somme maximum, parmi les couples d'indices tels qu'un certain diviseur non inversible d de PQ divise aussi . Par maximalité, d est premier avec et donc avec leur produit, si bien qu'il ne divise pas . Mais ceci est absurde, puisqu'il divise tous les autres termes de la somme et qu'il divise cette somme.
Applications
Le corollaire suivant de cette version moderne est énoncé lui aussi le plus souvent seulement pour un anneau A factoriel[9],[11], et avec « premier dans A[X] » remplacé (provisoirement) par « irréductible dans A[X] »[18],[19],[7],[10]. Il est parfois appelé lui aussi « lemme de Gauss »[20] :
Corollaire[13] — Soient A un anneau intègre à PGCD et K son corps des fractions. Les éléments premiers de A[X] sont :
les éléments premiers de A ;
les polynômes primitifs de A[X] irréductibles dans K[X].
Démonstration
Soit P un polynôme non constant à coefficients dans A.
de plus, si P = BC avec B et C dans K[X] alors, d'après le lemme de Gauss, P = QR avec Q = B/c(B) et R = C/c(C) dans A[X], si bien que Q ou R est inversible dans A[X] donc B ou C est inversible dans K[X].
Réciproquement, supposons P primitif et irréductible dans K[X] et montrons qu'il est premier dans A[X].
Supposons que P divise QR dans A[X]. Comme P divise QR dans K[X], il divise (par exemple) Q dans K[X]. Le polynôme S := Q/P vérifie alors c(S) = c(Q)/c(P) = c(Q) ∈ A donc S ∈ A[X], donc P divise Q dans A[X].
Soit maintenant p un élément de A. Si p est premier dans A[X], il est clairement premier dans A. Réciproquement, s'il est premier dans A et s'il divise QR dans A[X], alors il divise c(QR) = c(Q)c(R) donc il divise (par exemple) c(Q) dans A, donc p divise Q dans A[X].
On déduit de ce corollaire que si A est un anneau intègre à PGCD alors l'anneau de polynômes en plusieurs indéterminéesA[(Xi)i∈I] aussi (que I soit fini ou infini), et que de même, si A est un anneau factoriel alors l'anneau de polynômes A[X] est factoriel[9],[11],[13],[19],[18] (donc tout anneau de polynômes en plusieurs indéterminées à coefficients dans A est aussi factoriel[9]).
↑(en) Alexey L. Gorodentsev, Algebra II, Springer, (lire en ligne), p. 229, l'énonce sous le nom de « lemme de Gauss-Kronecker-Dedekind », en remplaçant les entiers algébriques par les éléments entiers sur un anneau commutatifunifère quelconque A et le corps des nombres algébriques par un sur-anneau quelconque de A.
↑ a et bXavier Gourdon, Algèbre et probabilités, Ellipses, coll. « Les maths en tête », (lire en ligne), p. 62, mais seulement pour des polynômes de ℤ[X].
↑Guy Auliac, Jean Delcourt et Rémi Goblot, Algèbre et géométrie, ÉdiScience, coll. « Objectif Licence », (lire en ligne), p. 63, mais seulement pour des polynômes de A[X].
↑(en) D. D. Anderson et R. O. Quintero, « Some Generalizations of GCD-Domains », dans D. D. Anderson, Factorization in Integral Domains, Marcel Dekker, (lire en ligne), p. 189-195, en particulier Th. 3.1, Ex. 3.7 et Ex. 3.12.