Francke naquit en 1870 à Gnadenfrei en province de Silésie. Il vient d’une famille de confession morave originaire de Bohême qui s’était installée à proximité d’Herrnhut au XVIIIe siècle. Son grand-père Christian Friedrich Francke (n.c.) fut missionnaire en Afrique du Sud. A.H. Francke fit des études dans diverses universités européennes et étudia plusieurs langues avant de devenir instituteur puis d’être envoyé en mission à Leh où il arrive en 1896[2]. En 1897, il alla à Amritsar pour se marier avec Anna Theodora Weiz (n.c.). Cette dernière était aussi morave et sa famille avait été en mission en Afrique du Sud et au Surinam. Elle fit de brillantes études en Europe avant de venir à l’Institut Anglais pour filles d’Amritsar. Mais il est important de noter que son oncle par alliance[3] était Karl Marx[4] (un autre missionnaire morave en poste au Ladakh à la fin du XIXe siècle). Il aura trois enfants avec Anna, tous nés au Ladakh. À l’exception du premier, il fit comme les chrétiens Ladakhis en leur donnant un nom chrétien et un nom tibétain[5],[6].
Mis en poste à Leh en 1896, il va créer une mission à Khalatse en 1899, puis s’installera à la mission de Keylong en 1906. En 1908 la santé de sa femme le contraint à rentrer en Allemagne, mais il retourne l’année suivante en Himalaya à la demande de l’Archaeological Survey of India[4]. En 1911, il est nommé professeur honoraire à l’université de Breslau, aujourd’hui Wrocław en Pologne[7]. En 1914, il retourne au Ladakh via la Russie, l’établissement morave de Sarepta, Yarkand et le col de Karakoram. Arrivé au Ladakh il rencontre l’expédition de Filippo De Filippi (1869-1938)(it) qui lui apprend l’entrée en guerre de l’Allemagne contre la Russie. Après être resté trois semaines seulement à Leh, il va à Srinagar où, la Première Guerre mondiale ayant éclaté, il est interné au camp de Ahmadnagar. Il est rapatrié en Allemagne en 1916 et sert d’interprète dans un camp de prisonniers militaires indiens en Roumanie. Il est emprisonné une seconde fois en 1918 en Serbie. À la fin de la guerre, ne pouvant plus retourner en Inde, il continue ses études et traductions en Allemagne où, à partir de 1922, il donne des cours de tibétain à l’université de Berlin avant que celle-ci ne le nomme professeur extraordinaire de l’université en 1925. Il meurt à Berlin en 1930[4].
Son œuvre
Francke fut l’un des savants morave les plus prolifiques avec la publication de plus de 200 articles en anglais et en allemand et de nombreux livres à propos du Ladakh[8],[2],[9]. Il s’intéressa à l’histoire ancienne du Ladakh et à l’établissement des premiers habitants à travers l’étude de preuves physiques comme des objets dardes[10] ou des inscriptions, mais aussi de la tradition orale. Cette dernière comprend d’une part la retranscription de chants, dardes et ladakhis, mais aussi des traditions, contes et légendes. Les Ladakhis se considèrent comme des descendants de Guésar de Ling, Francke a donc dû étudier l’épopée. Peut-être est-ce pour cette raison que Francke émit l’hypothèse, fausse, selon laquelle le Ladakh était le berceau des rois du Tibet. Il avait même cherché à faire correspondre des localités mentionnées à leur sujet avec des toponymes au Ladakh[11],[12]. Il rapporta aussi un grand nombre de manuscrits et de livres qui sont aujourd’hui dans les archives allemandes, britanniques et indiennes[13]. Parmi les manuscrits auxquels il a pu avoir accès, se trouvent les manuscrits des chroniques anciennes du Ladakh qui composent le second volume de Antiquities of Indian Tibet[14]. Après son retour en Allemagne, Francke étudia aussi un texte Bönpo, le Sermig[15], ainsi qu’un document historique tibétain retrouvé à Turfan[2]. Bien qu’il ait su allier son travail scientifique et missionnaire, il reçut tout de même quelques critiques de la part de certains de ses coreligionnaires comme Benjamin La Trobe (n.c.), pasteur à Herrnhut, qui lui fit le reproche que ses études l’empêchaient de se concentrer sur son travail d’évangélisation. Ce à quoi Francke lui répondit que pour communiquer, il fallait connaître la culture. Durant ses expéditions de 1906-1908, Sir Aurel Stein (1862-1943), découvrant des manuscrits tibétains dans les ruines de la forteresse de Miran dans le Takla-Makan, notera au sujet de Francke :
« Tandis que je tenais [les documents] entre mes mains engourdies, je pensais aux difficultés de traduction qu’ils susciteraient dans l’avenir, sans parler de la calligraphie elle-même, serrée et très cursive. […] Pour une élucidation totale des documents, tels que ceux qui furent découverts dans la forteresse de Miran, une perspicacité philologique doublée d’une connaissance intime de la langue vivante ainsi que des coutumes du Tibet étaient absolument essentielles. Le docteur révérend A. H. Francke de la mission Morave de Leh – l’un de mes anciens collaborateurs dont l’autorité est reconnue en matière d’antiquités du Tibet de l’Ouest – est le confrère indispensable pour cette tâche et, à ma grande satisfaction, il a accepté d’y participer. »[16],[17]
Francke eut aussi l’occasion d’utiliser les presses lithographiques de Leh et de Keylong. Celle de Keylong avait déjà servi à Jäschke vers 1858 pour imprimer des tracts, articles, et son dictionnaire romanisé. Outre les traductions religieuses comme une vie de Jésus en ladakhi (sKyabs mgon ye shu)[18], il y publiera certaines de ses études sur les proverbes, les histoires locales et les inscriptions. En 1904, il espère populariser l’écriture en lançant le premier journal entièrement écrit en tibétain, les Nouvelles du Ladakh (ལ་དྭགས་ཀྱི་ཨག་བར།)[19],[18],[20]. Il l’écrit en écriture cursive, U-mé, souhaitant l’opposer à l’U-can qu’il pense être réservée aux textes religieux[18]. Ce journal mensuel comporte trois sections : l’une consacrée aux nouvelles internationales tirées du Bombay Guardian, une autre sur des textes ladakhis et la troisième à caractère prosélyte. Il fut notamment question de l’expédition militaire britannique au Tibet dirigée par Francis Younghusband en 1903 et 1904. La seconde partie comportait des extraits des chroniques anciennes du Ladakh et enthousiasma les Ladakhis lorsqu’il fut question de la conquête Dogra(en) du début du XIXe siècle. À ce sujet, Francke recueillit notamment les mémoires de Khalatse qui seront publiées en 1938-39 par Walter Asboe. La troisième partie, quant à elle, se propose d’utiliser les proverbes ladakhis pour faire passer le message chrétien. Malgré des problèmes de distribution, le journal aurait passé de main en main la frontière avec le Tibet[18]. Cette première mouture du journal cessera au départ de Francke en 1908 puis l’idée d’un journal sera reprise par Asboe qui ajoutera des illustrations, puis par les époux Pierre et Catherine Vittoz, les derniers missionnaires européens à Leh. Ces derniers travailleront notamment avec Eliyah Tseten Phuntsog en éditant des pamphlets anti-communistes dans les années cinquante. Il faut souligner aussi que, parmi les 150 exemplaires de la première édition, 20 furent envoyés à Darjelling. De plus, il est important de noter que l’imprimerie de Keylong avait pour souscripteurs la Bibliothèque Nationale de Berlin ou le professeur Tucci[18].
Sa connaissance des langues et des dialectes l’ont conduit aussi à travailler sur la traduction d’extraits de la Bible. Bien qu’il acceptait, comme Jäschke avant lui, que la Bible fût traduite en tibétain classique, il comprit les difficultés des populations locales pour comprendre cette version en cours d’écriture. Il traduisit notamment l’Évangile selon Marc en dialecte du Lahul[2]. En 1906 il fut nommé membre d’honneur de la British and Foreign Bible Society. En 1909, alors qu’il était rentré en Allemagne, la British and Foreign Bible Society coordonna et finança le travail de traduction de la Bible. Joseph Gergan, un ladakhi converti, produisit alors une première version de l’Ancien Testament en 1910 qu’il envoya pour correction à Francke. Francke la révisa et en adressa une copie à David Macdonald, un représentant britannique au Tibet, né de parents sikkimais et écossais, parlant couramment le tibétain de Lhassa[2],[4] et qui avait participé à la traduction du nouveau testament en tibétain vers 1903[21].
Bibliographie
Sélection de travaux de Francke :
(en) Antiquities of Indian Tibet, New Delhi, Asian Educational Services, 1992, 2 vol.
(en) A History of Western Tibet, New Delhi-Madras, Asian Educational Services, 1995, 191 p. [réédition de 1907]
(en) avec Prem Singh Jina (comp.), First Collection of Tibetan Historical Inscriptions on Rock and Stone from Ladakh Himalaya, Delhi, Sri Sat-guru Publications, 2003, 161 p.
(en) A. H. Francke (sous la direction de), « gZer-myig. A Book of the Tibetan Bon-pos », in Asia Major, 1924-1926-1927-1930.
(en) « The Kingdom of gNya khri btsanpo, the First King of Ladakh » in JASB 6, 1910, p. 93-99.
Pour la bibliographie de Francke, voir :
Manfred Taube et Hartmut Walravens, August Hermann Franckeund die Westhimalaya-Mission des Herrnhuter Brüdergemeine. Mit einem Beitrag von Michael Hahn, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1992.
(fr) G. Cœdès, « L. Petech : A Study on the Chronicles of Ladakh (Indian Tibet) » p. 455 in Bulletin de l'École Française d'Extrême-Orient, 1940, vol. 40, no 2.
(en) Jina Prem Singh, « A.H. Francke’s Contribution in the Cultural History of Ladakh », p. 43-52 in Jina Prem Singh (sous la direction de), Recent Researches on the Himalaya, New Delhi, Indus Publishing, 1997, p. 44.
(en) Jina Prem Singh, Famous Western Explorers to Ladakh, New Delhi, Indus, 1995
(en) John Bray, « The Contribution of the Moravian Mission to Tibetan Language and Literature », in Lungta XI, Hiver, 1998, no 11, p. 4-8.
(en) John Bray, « A. H. FRANCKE’s Letters from Ladakh, 1896-1906. The Making of a Missionary Scholar », p. 17-36. in EIMER Helmut (ed.), Studia Tibetica et Mongolica, Swisttal-Odendorf, Indica et Tibetica Verlag, 1999, vol. 34.
(en) John Bray, « A. H. FRANCKE’s La-dwags kyi Akhbar: The First Tibetan Newspaper », p. 58-63. in Tibetan Journal, Automne, 1988, Vol XIII, no 3.
(fr) Michel Jan, Le voyage en Asie centrale et au Tibet, Anthropologie des voyageurs occidentaux du Moyen Âge à la première moitié du XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1992.
(en) Phuntshog Stobdan, « A Survey of Source Material for the Historical Geography of Ladakh » p. 69-73 in DENDALETCHE Claude (dir.), Ladakh, Himalaya occidental ethnologie, écologie : Recent research no 2, Pau, Centre pyrénéen de biologie et anthropologie des montagnes, 1985.
(bo) Sonam Tsering, « La-dwags kyi Ag-bAr dang de’i rgyab-ljongs (Le Ladakh kyi Agbar et son contexte) » p. 29-30 in Latse Library Newsletter, vol. III, automne 2005.
Notes et références
↑H. Louis Fader, Called from Obscurity: The Life and Times of a True Son of Tibet, God's Humble Servant from Poo, Gergan Dorje Tharchin : with Particular Attention Given to His Good Friend and Illustrious Co-laborer in the Gospel Sadhu Sundar Singh of India Tibet Mirror Press, 2004, p. 247 : « At its inception Francke's journalistic creation had been handwritten and then produced by lithographic means at the Moravians' Mission press at Leh in Ladakh and was doubtless disseminated by various means throughout the Little Tibet region where the Moravians had their Mission stations and where the predominant culture was Tibetan. »
↑ abcd et eBRAY John, « The Contribution of the Moravian Mission to Tibetan Language and Literature », in Lungta XI, Hiver, 1998, n° 11, pp. 4-8.
↑ abc et dJina Prem Singh, « A.H. Francke’s Contribution in the Cultural History of Ladakh », pp. 43-52 in Jina PREM SINGH (ed.), Recent Researches on the Himalaya, New Delhi, Indus Publishing, 1997, p. 44.
↑John BRAY, « A. H. FRANCKE’s Letters from Ladakh, 1896-1906. The Making of a Missionary Scholar », pp. 17-36. in EIMER Helmut (ed.), Studia Tibetica et Mongolica, Swisttal-Odendorf, Indica et Tibetica Verlag, 1999, vol. 34.
↑L’ainé est August Hermann né en 1898, le second Walter Siegfried Dondrub né en 1900 et la dernière Hilde Deskyid née en 1903.
↑Jina Prem Singh, Famous Western Explorers to Ladakh, New Delhi, Indus, 1995, p. 93.
↑Pour la bibliographie de Francke, voir : Manfred Taube et Hartmut Walravens, August Hermann Franckeund die Westhimalaya-Mission des Herrnhuter Brüdergemeine. Mit einem Beitrag von Michael Hahn, Stuttgart, Franz Steiner Verlag, 1992.
↑Phuntshog Stobdan, « A Survey of Source Material for the Historical Geography of Ladakh » pp. 69-73 in DENDALETCHE Claude (dir.), Ladakh, Himalaya occidental ethnologie, écologie : Recent research n° 2, Pau, Centre pyrénéen de biologie et anthropologie des montagnes, 1985, p. 70.
↑G. Cœdès, « L. Petech : A Study on the Chronicles of Ladakh (Indian Tibet) » p. 455 in Bulletin de l'École Française d'Extrême-Orient, 1940, vol. 40, n° 2.
↑A. H. Francke, « The Kingdom of gNya khri btsanpo, the First King of Ladakh » in JASB 6, 1910, pp. 93-99.
↑Voir « APPENDIX B » pp. 118-121 dans A.H. Francke, Antiquities of Indian Tibet, New Delhi, Asian Educational Services, 1992, vol. 1.
↑A.H. Francke, Antiquities of Indian Tibet, New Delhi, Asian Edu-cational Services, 1992, 2 vol.
↑A.H. Francke (ed. et trad.), « gZer-myig. A Book of the Tibetan Bon-pos » dans Asia Major, 1924-1926-1927-1930.
↑Michel Jan, Le voyage en Asie centrale et au Tibet, Anthropologie des voyageurs occidentaux du Moyen Âge à la première moitié du XXe siècle, Paris, Robert Laffont, 1992, p. 672. [citation tirée de Aurel Stein, Ruins of desert Cathay, Londres, MacMillan, 1912, 2 vol.]
↑Le texte se poursuit ainsi : « Pourtant, des obligations de dernière minute survenues à la suite de ses propres recherches l’empêchèrent de se libérer quelques mois durant avant de pouvoir s’adonner à l’examen complet de mes documents tibétains. »
↑ abcd et eJohn Bray, « A. H. FRANCKE’s La-dwags kyi Akhbar: The First Tibetan Newspaper », pp.58-63. in Tibetan Journal, Automne, 1988, Vol XIII, n° 3, p. 58.
↑Le journal a pris plusieurs noms, La-dwags kyi Ag-bar, puis La-dwags Pho-nya. On peut aussi citer le Kye-lang gi Ag-bar.
↑Sonam Tsering, « La-dwags kyi Ag-bAr dang de’i rgyab-ljongs (Le Ladakh kyi Agbar et son contexte) » pp. 29-30 in Latse Library Newsletter, vol. III, automne 2005.